La Tunisie n’est pas prête à surveiller l’équité de la campagne présidentielle

Fadhila Gargouri, magistrate à la Cour des comptes en charge des associations et des partis politiques

Pour Fadhila Gargouri, magistrate à la Cour des comptes en charge des associations et des partis politiques, « il faut qu’on adapte nos moyens de contrôle ».

« Il y a un climat d’impunité. Notre système politique risque de devenir la propriété de lobbys de l’argent sale en Tunisie et à l’étranger. » Ces propos tenus par le président de l’instance de lutte contre la corruption (Inlucc), Chawki Tabib, ne visent pas un magnat de la contrebande, seulement le processus électoral tunisien. Dès le début de la campagne pour la présidentielle du 15 septembre, l’ancien doyen de l’ordre des avocats tunisiens a dépeint les scrutins passés, « tant célébrés », avec une bonne dose de sévérité. Juste pour prévenir.

Les élections sont « entachées par des financements déguisés transitant par des associations, de dons non déclarées voire dans certains cas de financements étrangers », pose-t-il, soulignant que cette infraction est passible de prison. Théoriquement au moins. Dans la pratique, personne n’a été incarcéré depuis la révolution pour crime électoral et aucune liste n’a été écartée. Ce qui ne signifie pas que les différentes élections n’aient pas été exemptes d’abus.

« Aucune démocratie n’est protégée, pointe pour sa part Fadhila Gargouri, magistrate à la Cour des comptes et présidente de chambre en charge des associations et des partis politiques. On l’a vu en France avec l’affaire des financements libyens de la campagne de Sarkozy. Mais en Tunisie, il faut qu’on adapte nos moyens de contrôle et qu’on accélère nos procédures d’action », affirme-t-elle. « Nous en sommes toujours à traiter des affaires remontant aux élections de 2014 », regrette-t-elle. Car, en plus de l’instance électorale qui supervise le déroulement des élections, la Cour intervient a posteriori et joue un double rôle : contrôler puis juger.

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Des procédures lentes et inadaptées

Manque de moyens humains, lenteur des procédures et surcharge de travail sont directement en cause. Contrôler les comptes de campagne, préparer les rapports et tenir les séances judiciaires contre ceux qui n’ont pas respecté la loi se fait au détriment des travaux habituels de la Cour. Mais « on ne peut pas traiter une infraction électorale comme une banale affaire de droit commun », estime-t-elle. Les procédures sont lentes et inadaptées. Et pour cause : « Elles remontent aux années 1970, ont été mises en place pour le contrôle de gestion des comptables publics et non pour le contrôle des élections ! » Aussi, le respect de procédures inadaptées ne conduit-il le plus souvent qu’à l’impunité.

Un simple exemple : « Si un arrêt [décision de justice de la Cour] est pris, il faut que tous les membres d’une liste donnée aient la possibilité d’interjeter appel. Certaines listes pour les municipales de 2018 peuvent compter jusqu’à soixante candidats et comme certains courriers recommandés nous sont retournés, l’instruction est bloquée », explique la magistrate. Il n’est pas possible d’appliquer une décision de justice si le citoyen n’a pas eu le moyen de répondre de ses actes, sinon, c’est toute la procédure qui tombe à l’eau pour vice de forme.

Le principe de l’équité entre les candidats est aussi bien souvent mis à mal. Des organisations de la société civile, telle qu’IWatch, ont constaté dans leurs rapports d’évaluation des financements des campagnes électorales en 2014 et 2018 que plusieurs grands partis ont dépassé le seuil de dépenses autorisé sans être inquiétés. En réalité, c’est la définition même de la « dépense électorale » qui pose problème. « A la veille du début officiel de la campagne, un parti peut organiser un grand meeting, présenter son programme, offrir des cadeaux et on ne peut rien comptabiliser de tout cela. Nous avons pourtant signalé ce problème au législateur », regrette Fadhila Gargouri. Mais le compteur des dépenses ne commence qu’à partir du début de la campagne officielle, et tout ce qui a précédé reste zone noire. Idem pour les temps de parole. Les émissions politiques ont pullulé depuis plusieurs semaines, mais en dehors des radars des régulateurs.

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Veille, contrôle et supervision

Le contrôle des financements étrangers ne relève pas uniquement de la responsabilité de la Cour, mais aussi de la Banque centrale tunisienne (BCT), des institutions bancaires et des douanes. « La Banque centrale a publié une circulaire invitant les banques à envoyer des déclarations de soupçon quand c’est nécessaire. Malheureusement, lors des dernières élections municipales, nous avons relevé des manques. La Banque postale n’a, par exemple, pas respecté les mesures de veille. Il ne suffit pas d’émettre des textes, il faut que la BCT fasse le suivi et s’assure de leur application », affirme la magistrate à la Cour des comptes.

En matière de lutte contre le blanchiment d’argent, la Banque centrale tunisienne joue un rôle déterminant de veille, de contrôle et de supervision. Elle rechigne cependant à jouer la carte de la transparence. L’instance de régulation des médias a même porté plainte contre elle dans une affaire d’accès à l’information demandant à consulter les mouvements bancaires étrangers destinés aux médias tunisiens et craignant les ingérences internationales. La BCT s’y est refusée. Idem pour les financements des associations en provenance de l’étranger pourtant considérés comme publics selon la loi.

Malgré tout cela, pour la juge financière, la loi électorale est bien aux normes internationales. « Les élus ont pris en compte certaines de nos remarques. Par exemple, l’Etat n’avance plus le financement public, c’est aux candidats de le faire. Une révolution ! », estime-t-elle, puisque certaines avances pour les élections de 2011 n’ont toujours pas été recouvrées par le ministère des finances.

Amendée depuis 2014, la loi électorale a été récemment l’instrument d’un tour de passe-passe politique. En mai, le gouvernement dirigé par Youssef Chahed, candidat à la présidentielle, a ressorti des tiroirs un projet de loi amendant la loi électorale. S’il entrait en vigueur, il écarterait de la course à la présidentielle et aux législatives toute personne ayant un casier judiciaire ou ayant occupé un poste clé dans une association caritative un an avant les élections. Or ces mesures sont ciblées contre certains candidats bien placés dans les sondages, à l’image de Nabil Karoui, actuellement en détention préventive pour une affaire de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale.

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Ces amendements adoptés par le Parlement, reconnus constitutionnels par l’instance spécialisée, n’ont pas été promulgués par le président de la République. Sur le fond pourtant, la juge n’y voit que du bien : « Nous avons été les premiers à appeler à la séparation de la vie associative de la vie politique. » Mais c’est sur la forme qu’elle bloque : « On ne change pas la règle du jeu à quelques semaines du scrutin », ajoutant « qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire, encore faut-il que ce soit dans les règles de l’art. »

Source: Le Monde Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée

Tribune d'Afrique

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