« Il y a eu une incompréhension réciproque entre l’Europe et la Tunisie »

un bureau de vote en Tunisie

A la veille des élections, le professeur Skander Ounaies revient sur l’échec des discussions entre Bruxelles et Tunis sur l’Accord de libre-échange.

 La Tunisie se prépare à vivre des élections présidentielle et législatives réellement décisives pour son avenir. Soit on aura compris l’urgence d’un tournant aux niveaux politique et économique. Soit le pays continuera sur la voie de la stagnation, dans un environnement instable (Algérie, Libye) avec toutes les incertitudes à venir.

En quoi consistera ce tournant ? Il s’agira de revoir, en premier lieu, un système politique qui rend le pays quasiment ingouvernable, puisque les pouvoirs exécutifs sont répartis entre le président de la République et le chef du gouvernement, avec tous les blocages qui en résultent.

En second lieu, il est impératif de relever les défis économiques immenses qui attendent le pays, comme la réduction des inégalités régionales, ou de la dette publique, dont la majeure partie est en devises (près de 72 %), et dont l’encours ne cesse de grimper en proportion du produit intérieur brut (PIB), puisqu’il atteint 72,6 % pour les cinq premiers mois de l’année 2019, contre 55,2 % pour la même période de 2016.

Ces problèmes économiques, profonds et structurels, auraient pu être intégrés dans les négociations qui ont eu lieu entre l’Union européenne (UE) et la Tunisie, ces dernières années, à propos de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca). Or les discussions ont échoué. Pour deux raisons. D’abord, la mauvaise explication, due à une absence totale de vision, donnée par le gouvernement tunisien aux différents acteurs de la société civile. Ensuite, l’incompréhension réciproque entre les deux acteurs, chacun n’ayant pas su détecter, et comprendre, les fondements sociétaux des négociations de son partenaire.

Crise existentielle majeure

A mon sens, voici ce que la Tunisie n’a pas compris. Au niveau interne, l’UE traverse une crise « existentielle multipolaire ». Dans sa globalité, le bloc européen subit des chocs de différentes natures, entre autres, démographique (des pays vieillissants), social (appauvrissement des classes moyennes), monétaire (crise grecque et de l’euro), sécuritaire (menaces terroristes). Ces mêmes pays sont confrontés, en outre, à des remises en question sociétales profondes, comme le Brexit, ou la montée des nationalismes dangereux, à l’instar de la Hongrie ou de l’Italie. Ainsi, le projet européen, lancé par les pères fondateurs de l’Union, se trouve actuellement réellement menacé.

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Au niveau externe, l’UE assiste, malheureusement impuissante, à la destruction systématique par les Etats-Unis de Donald Trump d’un équilibre imparfait, certes, mais qui avait le mérite de réguler les relations entre les puissances économiques et militaires du siècle. L’élargissement, parfois inopportun, du bloc européen, a aggravé cette situation d’impuissance, sachant qu’une partie des pays de l’Europe centrale et orientale, le groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque, et Slovaquie) est pro-atlantiste.

Il en résulte que l’UE cherche à « reprendre la main » par une nouvelle politique fondée essentiellement sur trois axes. D’abord économique : réduction des inégalités, innovation, écologie. Ensuite sécuritaire : pallier le retrait de la garantie sécuritaire des Etats-Unis, stabiliser par la croissance les pays riverains du Sud, avec un regard particulier vers les zones d’immigration clandestine, comme l’Afrique subsaharienne. Et enfin philosophique : rapprochement avec les pays partageant, plus ou moins, des valeurs sociétales et historiques communes.

Ces trois nouveaux axes, déterminants d’une nouvelle réorientation stratégique, font que l’UE va chercher, en premier lieu, à stabiliser et à renforcer sa « base Sud » par des accords d’ouverture, relativement précipités, avec la Tunisie et le Maroc. Ces mêmes axes n’ont pas été saisis à leur juste mesure au niveau des récentes négociations par la Tunisie, dont la grille de lecture, a consisté, probablement, à reprendre la même vision d’ensemble que lors des négociations aboutissant à l’Accord de 2008 (intégration de la zone de libre-échange avec l’UE). Ces incompréhensions vont générer, en retour, la non-prise en considération pour la Tunisie, des points suivants.

Contraintes intenables et réductrices

Au niveau interne, la Tunisie devait être perçue comme un pays fortement divisé à tous points de vue (géographique, sociétal, politique) avec un comportement de rejet des valeurs fondamentales censées souder un peuple, comme les notions d’Etat de droit (considéré comme une aliénation), d’histoire commune (présentée comme une tromperie), de travail (jugé stérile au sens) ou de l’équité fiscale (impossible à atteindre vu le poids des lobbies). Ces marqueurs auraient dû être intégrés par l’UE, dans sa nouvelle lecture de la Tunisie, suite aux différents chocs subis (terrorisme, crise économique et financière, asymétrie sociétale). Ceci semble, malheureusement, ne pas avoir été le cas.

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Au niveau externe, les situations d’instabilité et, surtout, d’incertitude en Libye d’abord et en Algérie ensuite pèsent sur les décisions de politique extérieure, vu la densité des relations avec les deux pays. En effet, l’enlisement du maréchal Haftar dans la bataille de Tripoli, lancée en avril 2019, de même que les manifestations récurrentes, principalement à Alger, font redouter à la Tunisie un scénario, probable, de dommages collatéraux profonds et non maîtrisables. Il semblerait que cette nouvelle cartographie pour la Tunisie n’ait pas été perçue par l’UE comme une réelle menace et un vecteur de repli sur soi et d’attentisme, preuve de la faiblesse manifeste de l’Etat. Cette faiblesse a été jugée comme une renonciation, lors des négociations avec l’UE, par la société civile, totalement coupée des « choix » du gouvernement.

Objectifs différents

Ainsi, les deux parties ont entamé des discussions, chacune avec son agenda propre. L’UE cherchait à monter une base arrière solide et fiable, en attendant de repenser son projet économique (nouvelle régulation d’ensemble) et civilisationnel (force du couple identité/diversité), pour mieux contrer les nouvelles ruptures (guerre commerciale Chine/Etats-Unis, et montée des « démocratures » en Russie, en Turquie et en Iran). Quant à la Tunisie, elle visait un ancrage, coûte que coûte à l’UE, synonyme de sauvetage financier et de soutien économique continu, face aux dérapages budgétaires et aux revendications sociétales, quasi impossibles à satisfaire. L’erreur de l’UE a été de croire que ses vecteurs de croissance, le marché et la technologie pourraient faire fi del’émergence de nouvelles valeurs en Tunisie, à savoir la dimension religieuse et la « désocialisation ».

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Il apparaît donc que les deux acteurs ont, chacun de leur coté, analysé l’Autre à travers son prisme originel, l’UE par le marché, la Tunisie par une vision désuète de la dynamique de croissance. Les négociations pour l’Aleca auraient eu, à notre sens, plus de chance d’aboutir, si elles avaient pris en considération ces éléments spécifiques à chaque partie. Par des négociations accélérées, l’UE croyait, entre autres, faire accéder la Tunisie à une dialectique fondamentale chère à Raymond Aron, à propos des sociétés modernes, à savoir l’égalité, l’universalité et la socialisation. Ces principes constituent une accélération pour les sociétés en question, qui ne se décline pas dans la même unité de mesure : un « temps dynamique » pour l’UE, et la volonté pour la Tunisie, de « donner du temps au temps », comme si le temps pouvait attendre.

Source: Le Monde Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée

Tribune d'Afrique

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