Lionel Zinsou : « A chaque fois qu’il y a une crise quelque part, l’Afrique trinque ! »

Lionel Zinsou, banquier d’affaires et ancien Premier ministre du Bénin.

Lionel Zinsou revient pour La Tribune Afrique sur ses engagements, de Southbridge Group à son entrée remarquée dans le conseil d’administration d’Attijariwafa Bank. L’ancien Premier ministre du Bénin insiste sur l’impérieuse nécessité de rationaliser les questions africaines pour en finir avec les interprétations « folkloriques » associées au continent.

LA TRIBUNE AFRIQUE – L’Afrique devrait investir entre 130Mds et 170Mds USD par an dans ses infrastructures, alors que les investissements atteignaient 62Mds USD en 2016, selon le rapport Perspectives économiques en Afrique 2018 de la BAD : comment attirer davantage d’IDE?

Lionel Zinsou – Il faut relativiser, car en termes d’IDE, l’Afrique reçoit beaucoup plus qu’il y a 20 ans, à la suite d’une série d’améliorations qui sont intervenues au début des années 2000 de façon assez spectaculaire. Ce mouvement a été tiré par les « grands émergents ». Il y a eu également une diversification des investisseurs : les Chinois, les Japonais, les Malaisiens, mais aussi les Turcs ou les Brésiliens sont arrivés. Ensuite, les investissements de portefeuille, qui sont des investissements indirectement productifs, ont également augmenté de façon significative. Nous sommes passés à « l’âge adulte » de l’investissement en Afrique.

Aujourd’hui, les IDE représentent 5 % du PIB de l’Afrique alors que l’investissement en Afrique fluctue entre 20 % et 25 % du PIB selon les années. Les IDE  ne représentent que 1/5 du total. Pourtant, il existe toujours une forme de folklore à chaque fois que l’on pense à l’Afrique or, comme dans n’importe quel pays du monde, ce sont d’abord les nationaux qui investissent chez eux, l’épargne reste dans leurs mains.

Le niveau des investissements demeure néanmoins insuffisant pour soutenir la croissance et atteindre un stade de développement inclusif dans de nombreux pays…

Pour l’instant, on enregistre plus de croissance en Afrique qu’en Corée du Sud, mais encore un peu moins qu’en Chine. Toutefois, si l’on veut connaître une croissance « à l’asiatique », il nous faut faire un effort supplémentaire d’épargne et nous avons besoin de plus d’intermédiaires financiers et de professionnalisation de la finance. Un taux d’investissement égal ou supérieur à 30 % du PIB serait la clé d’une très forte croissance. On peut donc mieux faire.

Pourquoi est-il si difficile de sortir d’une surévaluation du risque qui permettrait de renforcer les investissements ?

En termes d’épargne de l’extérieur, l’Afrique reçoit dans l’absolu, 5 fois plus qu’au début des années 2000, mais cela reste encore beaucoup moins élevé que tous les autres pays. Il existe des a priori selon lesquels il y a plus de rendement et moins de problèmes de gouvernance en Asie et en Amérique latine qu’en Afrique : ce qui n’est pas le cas ! Heureusement, cette perception commence à faiblir. J’ai commencé à faire du plaidoyer pour l’Afrique depuis une quinzaine d’années pour rétablir les faits, car j’en avais marre des clichés et de la surestimation des risques. Les choses évoluent et l’intérêt grandit pour l’Afrique, car, pour simplifier, on réalise depuis 20 ans, 3 fois la croissance européenne par an.

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Comment analysez-vous la multiplicité d’acteurs sur le continent qui viennent concurrencer les partenaires historiques ?

A chaque fois qu’il y a une crise quelque part : l’Afrique trinque ! Le plaidoyer pour la résistance de la croissance africaine est souvent battu en brèche par le fait que dès qu’apparaît un problème conjoncturel quelque part, l’afro-pessimisme revient et les gens disent : regardez l’Afrique craque avec son pétrole, son uranium, son manganèse… Non ! De tous les continents, l’Afrique est le continent où la crise de 2008-2009 et la crise européenne de 2011-2013, ont eu le moins d’impact. Néanmoins, ce regard sur l’Afrique a quand même évolué, non pas du fait des investisseurs les plus traditionnels, mais grâce aux pays émergents, ce qui a réveillé les Européens.

Américains et Européens s’interrogent : qu’est-ce que les Chinois, les Brésiliens ou les Indiens ont vu et qui nous aurait échappé ? Pourquoi est-ce que la Chine qui représentait 1% des importations de l’Afrique à la fin des années 1990, représente aujourd’hui 15% ? Comment expliquer que le commerce entre les Etats-Unis et l’Afrique a baissé de moitié, a fortiori sous la présidence Obama ? Ce qui a changé, c’est le dynamisme des « émergents » qui a interpellé les autres acteurs.

Les fruits de la croissance africaine demeurent souvent peu perceptibles : comment l’expliquez-vous ?

Le regard des étrangers sur l’Afrique est tronqué et cela tient notamment aux chiffres de croissance qui sont faussés. La plupart des étrangers pensent que les chiffres sont surestimés. Pourtant, chaque fois qu’on réalise une révision des comptes nationaux, on s’aperçoit qu’ils sont toujours sous-estimés !

L’opinion africaine considère que le développement n’est pas là. Mais si on ne se développait pas, comment expliquer que la mortalité infantile, qui reste la plus élevée au monde, s’effondre depuis 20 ans et que l’espérance de vie augmente comme jamais sur le continent ? Les pays d’Afrique centrale avaient moins de 50 ans d’espérance de vie à l’indépendance et aujourd’hui, ils gagnent 1 an d’espérance de vie chaque année. Les opinions publiques ne voient pas cela. Les progrès s’enregistrent à tous les niveaux, y compris au niveau agricole. A l’étranger, beaucoup pensent encore que l’Ethiopie n’est pas sortie de la famine… Personne ne manifeste dans les rues pour se féliciter de ces progrès pourtant l’indicateur le plus synthétique du développement est sans doute l’augmentation de la durée de vie. Ces progrès sont masqués par la croissance démographique qui absorbe les 2/3 de la croissance. Il y a plus de pauvres chaque année, mais il y a de moins en moins de pauvreté et de plus en plus de classes moyennes. Les gens ne s’intéressent pas au fait que les classes moyennes aient grosso modo, doublé en dix ans, mais à l’augmentation du nombre de pauvres. Il y a une forme d’irrationalité dans le traitement des questions africaines en général. Il est encore difficile d’accepter les paradoxes. Nombreux voient encore l’Afrique à travers ses pandémies et ses bidonvilles, y compris les analystes et les intellectuels qui tiennent encore trop souvent un discours manichéen.

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Comment se développe la société Southbrige, que vous avez fondée en 2017 avec l’économiste Donald Kaberuka ?

Nous poursuivons les activités de cette banque d’affaires uniquement dédiée à l’Afrique qui bénéficie aujourd’hui d’une présence à Paris, Casablanca, Kigali, Abidjan et bientôt à Londres.

Une implantation au Bénin sera-t-elle possible un jour ?

[Rires] J’ai loué des bureaux à Cotonou il y a déjà deux ans et ils sont toujours vides. J’ai cru décelé que je n’étais pas le bienvenu au Bénin à deux ou trois détails près : condamnations, mesure d’inéligibilité, contrôles fiscaux… Je suis considéré me semble-t-il, comme étant plutôt malvenu, ce qui ralentit notre implantation.

Précisément, quel regard portez-vous sur la situation politique au Bénin ?

Le Bénin n’est pas le pire pays d’Afrique, mais c’est le seul pays qui a fait un recul de 30 ans ! [Rires] Même les pays qui vont mal en matière de gouvernance et d’intégrité ou d’éthique, restent stables dans leurs mauvaises pratiques ou s’améliorent légèrement. Nous étions numéro 1 en termes de libertés publiques, de liberté de la presse, de justice, de droit du travail ou de droit de grève, par exemple.

Au niveau politique, nous connaissions l’alternance avec une opposition qui se maintenait et aujourd’hui : tout cela a disparu. Cette régression est frappante. Ce sera selon moi, une brève parenthèse, car l’opinion publique est intégralement contre cette situation. Quand vous avez 85 % de boycott à un simulacre d’élections [les électeurs avaient massivement boycotté les élections législatives en avril dernier, après l’éviction d’une grande partie de l’opposition,ndlr], c’est encore plus efficace que si vous aviez une majorité des voix de 85%. Force est de constater que l’opinion publique béninoise reste très attachée à la démocratie.

En pleins débats sur le franc CFA, la CEDEAO est-elle prête à adopter l’Eco ?

La fabrication de l’euro a été le produit d’un long processus. On est passé par l’écu qui était une monnaie de compte donc qui ne circulait pas. Il a fallu atteindre une certaine convergence et ratifier de nombreux traités. Ce processus reposait sur un marché unique. Il faut les mêmes préparatifs et les mêmes convergences en Afrique pour arriver à une monnaie unique. Cela étant, la convergence est très avancée. Amener à la convergence des pays comme la Guinée, le Ghana, la Mauritanie, la Gambie ou la Sierra Leone n’est pas très compliqué, ce sont des pays relativement homogènes, mais il faudra élargir l’Eco par étapes, en commençant par les pays les plus similaires. Le Nigeria représentant plus de la moitié du PIB de la CEDEAO : c’est là que se concentrent les besoins de convergence et de transformation des économies […] De plus, le Nigeria a une monnaie fondante alors que les autres pays disposent de monnaies à parité fixe. Alors que la zone franc n’a quasiment pas d’inflation – comprise entre 0 et 2 -, le Nigeria enregistre une inflation a 2 chiffres !

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Vous avez récemment rejoint le Conseil d’administration d’Attijariwafa Bank : est-ce une manière pour le Maroc de bénéficier de votre entregent pour renforcer ses positions en Afrique subsaharienne?

La Banque Centrale voulait intégrer des représentants indépendants au sein du Conseil d’administration, composé essentiellement d’actionnaires. Elle recherchait également des financiers d’Afrique subsaharienne qui finit par représenter près de 40% des résultats des plus grandes banques marocaines. Or, quand vous cherchez un financier subsaharien, vous me trouvez assez facilement [Rires].

Quelle est votre analyse des débats autour de l’intégration du Maroc dans la CEDEAO ?

Je suis un partisan convaincu de l’intégration du Maroc dans la CEDEAO. Il existe des types de résistances classiques. Les patronats dans certains pays craignent l’avance du Maroc qui pourrait demain les concurrencer sur leur propre terrain, faute de barrière douanière et à travers une liberté totale de circulation et d’investissement. Au Maroc, certains se demandent si cette intégration à la CEDEAO ne sera pas suivie de migrations massives dans leur pays. Tout cela relève du fantasme. C’était la même chose pendant la construction européenne avec les Italiens et les Portugais avant leur intégration. Cela ne se produit jamais !

Il suffit de regarder la balance des paiements du Maroc pour comprendre qu’un des problèmes du royaume est le déficit structurel de sa balance commerciale. Avant de penser que le Maroc est une grande puissance d’invasion des marchés, il faut se demander pourquoi il a un problème de déficit commercial aussi structurel ? Cette question est souvent inconnue des Subsahariens qui s’imaginent un Maroc « tout puissant ».

Quand la CEDEAO commencera à Tanger et qu’elle finira à Calabar, elle constituera un marché dynamique. Il y a beaucoup plus de croissance en Afrique subsaharienne qu’au Maroc, mais il y a beaucoup plus de logistique, de services et d’ingénierie au Maroc, ce qui en ferait un ensemble parfaitement complémentaire. Chacun gagnerait qualitativement ; les zones de concurrence qui seraient autodestructrices n’existent pas, ce sont des fantasmes.

Source: La Tribune Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée

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