Ethiopie : le premier ministre appelle au calme après une semaine meurtrière

Abiy Ahmed, Premier ministre éthiopien, lors d’une session parlementaire, à Addis-Abeba, le 22 octobre 2019.
© REUTERS/Tiksa Negeri

Tout juste Nobel de la paix, Abiy Ahmed est accusé de dérive autoritaire par un leader de la communauté Oromo, la principale ethnie du pays.

Aux abonnés absents depuis plusieurs jours, le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, a lancé un appel à l’unité samedi soir 26 octobre, après une série de violences qui ont fait au moins 67 morts dans le pays, principalement dans la région Oromia, la plus vaste du pays. « La crise dans laquelle nous nous trouvons deviendra encore plus redoutable et difficile si les Ethiopiens ne s’unissent pas pour ne former plus qu’un », a-t-il déclaré dans un communiqué publié samedi.

Alors qu’Abiy Ahmed assistait au premier sommet Russie-Afrique à Sotchi, le pays s’est enflammé. Si une dizaine de personnes ont été tuées quand la police a ouvert le feu sur des manifestants, plusieurs dizaines d’autres victimes ont perdu la vie lors d’affrontements interethniques. « Certains ont été tués à coups de bâton, de machette, des maisons ont été incendiées. Des armes à feu ont été utilisées », selon Amnesty International. Le chef de l’exécutif a promis de « travailler sans relâche pour faire prévaloir l’Etat de droit et traduire les responsables en justice », tandis que l’armée a été déployée dans plusieurs villes vendredi pour tenter de restaurer le calme. Objectif partiellement atteint seulement, car des incidents ont encore eu lieu samedi.

Ternir le Nobel

Cette flambée de violences vient ternir le bilan du premier ministre, tout juste auréolé du prix Nobel de la paix. Malgré l’ampleur de la crise, ce dernier a attendu samedi soir pour réagir. « Peut-être craignait-il que cela vienne envenimer la situation compte tenu de ses récentes critiques, perçues comme étant adressées contre Jawar Mohammed », un activiste très populaire, estime William Davison, analyste du groupe de réflexion International Crisis Group.

Tout a commencé mardi dernier, peu avant le départ du chef de gouvernement pour la Russie. Abiy Ahmed a mis en garde, lors d’une session de questions-réponses au Parlement, les « propriétaires de médias qui n’ont pas de passeport éthiopien et jouent double jeu (…). En période de paix, ils sont là, et quand il y a des troubles, ils ne sont plus là », a-t-il déclaré, ajoutant que sa patience avait des limites, et que des mesures seraient prises contre eux si la paix et l’existence de l’Ethiopie étaient en danger. D’aucuns y ont vu un avertissement à peine voilé contre Jawar Mohammed, militant de nationalité américaine, régulièrement accusé par ses détracteurs d’inciter à la haine ethnique, qui comptabilise plus de 1,75 million d’abonnés sur Facebook et critique de plus en plus ouvertement le premier ministre.

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Directeur exécutif de la chaîne Oromia Media Network, Jawar Mohammed se veut « le stratège et le communicant de la révolution » oromo, la communauté la plus nombreuse du pays, dont il est issu comme le premier ministre. Pendant plusieurs années, depuis l’Etat du Minnesota aux Etats-Unis, où il résidait, il a réussi via Internet à mobiliser des milliers de jeunes Oromos, les Qeerroo, en les encourageant à prendre la rue contre le pouvoir central – et plus particulièrement les dirigeants tigréens, accusés d’accaparer tous les leviers politiques et économiques du pays – pour dénoncer la marginalisation de son peuple. Leur révolte, associée à celle d’autres communautés comme les Amhara, la deuxième plus nombreuse du pays, a précipité le départ de l’ancien premier ministre, et permis un changement à la tête de l’exécutif avec l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed en avril 2018.

Sur invitation de ce dernier, Jawar Mohammed est rentré d’exil en août 2018, et bénéficiait depuis lors d’une protection fédérale. Mais dans la nuit de mardi à mercredi, le bouillant militant a accusé les autorités de vouloir écarter les hommes qui assurent sa sécurité sans l’en avoir au préalable alerté. « Le plan n’était pas de m’arrêter, mais d’écarter mon service de sécurité pour mieux lancer ensuite sur moi une foule d’assaillants », a-t-il déclaré dans une publication Facebook.

« Down, down Abiy ! »

Ce message a provoqué l’ire de ses partisans au point que dès le lendemain matin, des centaines de jeunes Qeerroo se sont spontanément rassemblés devant sa résidence d’Addis-Abeba pour assurer eux-mêmes la protection de leur leader, et prononcer des slogans contre le premier ministre. « Down, down Abiy ! » (« dégage, Abiy ! ») La protestation s’est propagée comme une traînée de poudre à la région Oromia, dont il est originaire – comme Abiy Ahmed – et à d’autres villes comme Harar et Diré Daoua, dans l’est. En dépit des déclarations de la police fédérale qui assurait mercredi qu’« aucune mesure [n’avait] été prise ni par le gouvernement ni par les forces de police contre Jawar Mohammed ».

Des bandes de jeunes ont bloqué des routes. Certains ont été photographiés brûlant des exemplaires du livre du premier ministre traduit en langue oromo, dans lequel il explique son concept de « medemer » – synergie et rassemblement – et prône le vivre-ensemble et l’unité. L’autodafé d’un ouvrage qui avait été lancé en grande pompe le week-end précédent, prouve une nouvelle fois la fragilité de la popularité d’Abiy auprès des jeunes de la région Oromia, qui apportent un soutien sans faille à Jawar Mohammed. Ce dernier a accusé le premier ministre de dérive dictatoriale et d’intimidations après avoir appelé au calme, jeudi 24 octobre.

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Ce conflit d’hommes cache aussi deux visions de la politique éthiopienne et Jawar Mohammed voit d’un mauvais œil le projet d’Abiy d’unifier la coalition au pouvoir depuis vingt-huit ans. Elle était composée jusqu’à présent de quatre partis ethniques (dont le Parti démocratique oromo) et cette unification effacerait les frontières entre communautés, diminuant le poids des Oromos. « Jawar a toujours plaidé en faveur d’une influence oromo plus forte, peut-être même “dominante”, dans la politique nationale éthiopienne en se fondant sur le poids démographique de son peuple, analyse Kjetil Tronvoll, professeur au département d’études des conflits à l’université Bjorknes d’Oslo. Aujourd’hui, le leader et de nombreux Oromo estiment qu’Abiy s’écarte des vrais combats des Qeerroo. Ces derniers ne se battent d’ailleurs pas pour l’“éthiopianité” ou le medemer. Ce qui donne un tour ethnique à la protestation qui cible également les non-Oromo. »

Des membres de plusieurs communautés, principalement des Amhara et des Gamo, ont été victimes des violences qui par endroits ont aussi pris une tournure religieuse lorsque des biens appartenant à l’Eglise orthodoxe éthiopienne, que certains voient comme un symbole de l’Etat unitaire éthiopien centralisé et amharisé, ont été pris pour cibles, selon Amnesty International. Pour René Lefort, chercheur indépendant et spécialiste de l’Ethiopie, l’immense danger réside aujourd’hui dans l’incapacité du premier ministre à maîtriser « l’escalade aussi dramatique que classique des conflits ethniques »qui ont entraîné le déplacement de 2,9 millions de personnes en 2018.

Elections compromises

La tenue des élections générales en mai 2020 semble désormais compromise, compte tenu de l’insécurité grandissante dans le pays. Jawar Mohammed, qui assurait jusqu’à présent ne pas avoir d’ambitions politiques, a déclaré qu’il n’excluait plus de se présenter.

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Face à ce personnage controversé, avec qui la rupture semble consommée, le premier ministre devra marcher sur des œufs. Pour Mohammed Girma, associé de recherche à l’université de Pretoria, Abiy Ahmed est désormais piégé. « Son dernier discours à peine voilé au Parlement [dirigé contre Jawar] était émotif et politiquement maladroit. Jawar a prouvé que les rumeurs selon lesquelles le soutien des Qeerroo à sa personne était en déclin étaient fausses. C’est donc une victoire pour lui. Le premier ministre est conscient que le coût humain pourrait être encore plus élevé s’il se montrait sévère envers les coupables », analyse-t-il.

D’après lui, la responsabilité échoit désormais à un ensemble d’acteurs concurrents appartenant aux élites Oromo : hommes politiques, intellectuels et personnalités des médias. « Si elles ne sont pas capables de s’arranger, l’Ethiopie continuera à se diriger vers l’abîme », conclut-il. Un enjeu de poids pour la zone.

Source: Le Monde Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée

Tribune d'Afrique

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