Tunisie : ce projet de loi qui menace la transition démocratique

À un mois du dépôt des candidatures pour la présidentielle, le gouvernement envisage de déposer un amendement à la loi électorale. Objectif : écarter le favori des sondages et couper le pont entre associations caritatives et politique.

Le séisme législatif et politique promet des secousses de forte ampleur, mais le gouvernement semble prêt à les assumer pour dégager la voie à son actuel chef, tout en écartant les candidats à qui les sondages promettent un destin présidentiel. L’acte principal est prévu pour se dérouler ce mardi, au palais du Bardo, siège de l’Assemblée des représentants du peuple. Autant dire que c’est une séquence-clé de la transition démocratique qui va se jouer. Les 217 députés sont convoqués en séance plénière pour amender la loi électorale à un mois du dépôt des listes pour les législatives, à deux mois pour la présidentielle. Cinq jours auparavant, les députés présents avaient rejeté cette modification de la loi électorale. Pour autant, on remet le couvert législatif.

Déjà un acte I il y a cinq jours

À la Kasbah, au siège du président du gouvernement, on explique : « C’est une situation normale. Le groupe Ennahdha (parti islamiste, soutien de Youssef Chahed) avait pris sa décision à midi, ce qui ne permettait pas de rappeler les députés de l’étranger ou dans des régions éloignées de Tunis. » On a pourtant vu des députés islamistes quitter l’hémicycle afin d’éviter le vote. Ce projet de loi, nommé en coulisse « anti-Karoui », provoque un profond malaise parmi les élites politiques tunisiennes. Un homme de gauche, un historique, explique en off : « Les amendements sont soutenus par tout le monde, mais l’opposition fait preuve de pudeur, sachant que la majorité au pouvoir fera passer cette loi anti-Nabil Karoui. » L’homme qui s’exprime n’aime pas ce que représente le patron de Nessma, crédité de 30 % des intentions de vote aux législatives (sondage Sigma) et de 24 % à la présidentielle.

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« Une loi pavée de mauvaises intentions »

Chafik Sarsar, d’ordinaire d’une discrétion de chat depuis sa démission de la présidence de l’ISIE (l’instance électorale), hormis dans les conclaves diplomatiques, a rompu le silence médiatique. Au micro de RTCI, il a déclaré que « cette loi est pavée de mauvaises intentions », que le pouvoir s’imagine « en face d’électeurs ignares », manipulables à loisir. Et d’attaquer : « Qu’avez-vous fait pour les éclairer  ? La classe politique est discréditée, le vote sanction est prévisible, car le Tunisien n’est pas bête. » Il faut dire que les sondages prévoient un vote antisystème. Et ça, la Kasbah, siège du gouvernement, ne veut pas en entendre parler. Dans l’équipe de Youssef Chahed, le président du gouvernement, on explique qu’il s’agit d’« assainir la démocratie, la protéger ».

À La Kasbah, on assume et explique

Parmi les cibles, deux noms reviennent en boucle : celui de Nabil Karoui, fondateur (avec son frère) de Nessma TV, et celui d’Olfa Terras, initiatrice de l’association Aich Tounsi. Pour le premier, il s’agit d’« éliminer un dangereux personnage, comme si Escobar se présentait en Colombie ». Pour la seconde, « elle est certes tunisienne, domiciliée en Tunisie, mais son mari est français et elle a fait fortune à l’étranger ». Son association ayant sondé près de 400 000 Tunisiens pour connaître leurs besoins, leurs envies, il est apparu que l’insécurité, le chômage et l’inflation sont arrivés en tête des inquiétudes. Par ailleurs, on lui reproche d’avoir dépensé beaucoup d’argent en spots publicitaires, ce qu’elle ne nie pas. À l’inverse de Karoui, taxé de « mafieux » par ses adversaires, Olfa Terras a fait sa carrière dans la finance.

Le point d’achoppement : le lien entre associations et politique

Aux deux, on reproche d’avoir exploité une faille de la loi électorale « qui n’interdit pas aux associations de se présenter aux élections ». Sous-entendu : les actions menées par les associations n’avaient que des buts politiques. Ni l’un ni l’autre ne contestent les accusations. Le premier, homme qui a pris son envol sous la dictature Ben Ali, explique avoir « changé de vie après la mort de (son) fils Khalil, l’Everest de la douleur ». Il a depuis investi le « charity business », écumant les régions défavorisées de la Tunisie, cette seconde Tunisie éloignée du balnéaire all inclusive. Dispensant dons, soins médicaux, nourriture. Depuis presque trois ans, il filme ses bonnes actions, les popularisant via la télévision qu’il a fondée (Mediaset et Tarak Ben Ammar étant ses principaux actionnaires). Peu après l’annonce de sa candidature à la présidentielle, il a transmis le flambeau de son action caritative pour se consacrer exclusivement à la politique. La publication du sondage Sigma, le plaçant en tête des deux scrutins, a provoqué la panique parmi les élites au pouvoir.

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Opération déminage du côté de La Kasbah

Du côté de la présidence du gouvernement, on a pris conscience de l’incendie naissant. S’ensuit une convocation de la presse internationale « afin de la convaincre ». Un tête-à-tête avec Le Point lundi après-midi, un off avec un quintette de cartes de presse le mardi à 8 heures, tout y est. À la manœuvre, Lyed Dahmani, ministre et porte-parole du gouvernement. Une de ses collaboratrices explique, pendant l’heure de retard du ministre, que « c’est l’homme qui connaît le mieux la pensée du chef du gouvernement ». Et c’est lui, chargé des relations avec le Parlement, qui est au cœur de ce moment important pour faire voter cette modification de la loi électorale. Il l’assume sans faux-semblant et indique qu’il « préfère perdre les élections plutôt que de voir un Karoui l’emporter ». On dit que Youssef Chahed s’exprimera, via une allocution télévisée, dans les prochains jours afin d’expliquer ce choix. Quand on pointe la date de l’opération, si proche du scrutin, la réponse est qu’« il faut sauver la démocratie ».

Les islamistes en soutien au chef du gouvernement…

Outre les cas personnels de Karoui et Terras, la situation permet de deviner ce qui se dessinera après les élections. Un bloc Tahya Tounes (le parti conçu sur mesure pour Youssef Chahed) et Ennahdha se précise. À eux deux, les partis ont actuellement la majorité à l’ARP, plus de 109 voix. Sans l’apport constant des islamistes, Youssef Chahed n’aurait jamais survécu à la débandade du parti auquel il appartenait, Nidaa Tounes, aux coups de boutoir du syndicat UGTT et de ceux du président de la République, Béji Caïd Essebsi. Désormais, l’alliance semble donc nouée entre Chahed et les islamistes.

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… et un risque d’interdiction d’alternance

Ce qui se décidera au Parlement ce mardi sera crucial pour l’avenir de la transition démocratique. Si l’amendement de la loi électorale est approuvé, le favori des sondages ne pourra pas se présenter, ainsi que quelques autres concurrents des deux partis aux manettes du pouvoir à Tunis, laissant songeur sur la réalité du vote qui se déroulera le 6 octobre pour les législatives puis le 17 novembre pour le premier tour de la présidentielle. À ce jour, près de 7 millions de Tunisiens sont inscrits sur les listes électorales. Un bond d’électeurs de l’ordre de 1,5 million, avec une majorité de 18-35 ans. Si certains candidats sont éliminés par des jeux législatifs, le risque d’une abstention massive est évoqué par les spécialistes de la carte électorale. Et un ancien Premier ministre d’expliquer que « l’équipe en place est paniquée à l’idée d’être battue dans les urnes ». Ce qui n’empêche pas, du côté de la Kasbah, d’assumer les choix présentés au Parlement.

Source: Le point Afrique/Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée

Tribune d'Afrique

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