Éthiopie : l’abiyamania ne fait plus rêver

LE VOLCAN ÉTHIOPIEN 1/3. L’euphorie qui a suivi l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed aura duré à peine un an. À Addis-Abeba, le fédéralisme ethnique divise.

La pluie froide de juillet assombrit Addis-Abeba. Pourtant, ils sont des centaines à courir entre les flaques de la place Meskel. Cet immense terrain, bizarrement longé par le pont du tram et dont une partie est occupée par une station de bus, a vu passer l’histoire de l’Éthiopie. Entre 2015 et 2018, les opposants au régime y ont défilé. En juin 2018, ils étaient des milliers à acclamer leur nouveau Premier ministre, Abiy Ahmed, 42 ans. La rumeur et Facebook, pourtant bloqué dans le pays, disaient qu’un rassemblement de soutien à « Abiy », comme on dit au pays où l’on n’utilise que les prénoms, s’y tiendrait ce dimanche. Personne ne sait expliquer pourquoi il n’a pas eu lieu.

On fête le sport et des courageux ont bravé les averses pour participer à une course matutinale. Ils représentent l’Éthiopie que les clichés ignorent : dynamique, jeune (64 % de la population a moins de 24 ans), urbaine. Celle qui a succombé à l’abiymania quand le Premier ministre est entré en fonction, le 2 avril 2018. « C’est un homme de changement  ! Il a mis des femmes au pouvoir  ! » sourit Fikert Nidersie, heureuse finaliste. « C’est le meilleur, c’est un visionnaire  ! Il a lancé l’idée d’une Éthiopie unie et il va mettre l’idée de l’amour entre les Éthiopiens au programme à l’école  ! » salue Masresha Malle, 33 ans, médaille de gagnant au cou. « Il a fait arrêter des gars de Metec, le conglomérat militaire, il va balayer la corruption », espère Henok Aweke, qui s’étire à côté.

La fête est finie

L’association Al-Amal est venue nettoyer la place. Sa fondatrice, Yasmine Saeed, 20 ans, traits fins encadrés par un voile orange, en est sûre : « Il va transformer le pays, car les gens l’aiment. » Cette jeunesse avide de démocratie a vu en Abiy son salut, après vingt-sept ans de dictature. Les clips musicaux à sa gloire tournaient en boucle, des posters ont fleuri dans les rues, des autocollants sont apparus sur les minibus.

Un an plus tard, il n’y a plus une banderole et on peine à repérer le visage rond et souriant souligné d’un bouc sur les taxis. « Je l’ai arraché, explique Kassa Tadasse, 37 ans. Depuis qu’il est là, il y a de la violence, notamment contre les Amhara. » Sur sa vitre ne restent que les empereurs Menelik et Tewodros, à côté d’Arthur Rimbaud, qui a bourlingué dans la région et dont il n’est pas rare d’apercevoir le visage enfantin sur une portière de taxi. « Un ami a été arrêté parce qu’il était membre d’un parti opposant, Balderas. Et l’inflation est terrible, je survis par la grâce de Dieu », poursuit-il.

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« Terreur rouge »

L’histoire était pourtant belle, pour un pays qui sortait enfin d’une longue ère autoritaire. Après l’empereur Hailé Sélassié Ier, renversé en 1974, c’est le Derg, acronyme en amharique du Gouvernement militaire provisoire de l’Éthiopie socialiste, qui prend le pouvoir. La junte, dont Mengistu Haile Mariam prend la tête, lance la « terreur rouge » et une réforme agraire, sur le modèle communiste. En 1984, après une terrible sécheresse, la famine qui inspirera la chanson « Éthiopie » entraîne la mort d’un million de personnes. En 1991, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien renverse le Derg.

La Constitution qui est proclamée en 1995 consacre la République démocratique populaire d’Éthiopie et le fédéralisme ethnique, sous la férule de Meles Zenawi, Premier ministre qui reste au pouvoir jusqu’à sa mort, en 2012. C’est Haile Mariam Dessalegn qui lui succède. Depuis vingt-sept ans règne le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE), coalition de partis ethniques : le Front de libération du peuple du Tigray (FLPT), le Parti démocratique amhara (PDA), le Parti démocratique oromo (PDO) et le Mouvement démocratique des peuples du sud de l’Éthiopie. Le FLPT, pourtant d’une ethnie minoritaire (6 %), a toujours concentré le pouvoir.

Or en 2015, des manifestations éclatent quand un plan d’expansion d’Addis-Abeba est révélé. Les paysans craignent qu’on ne leur confisque leurs terres. Bientôt, les Amhara font de même dans leur région. Les revendications des manifestants finissent par s’étendre et le régime fait ce qu’il sait faire : il impose l’état d’urgence et réprime. Bientôt, on compte des centaines de morts en deux ans et des milliers d’arrestations arbitraires. Rien n’y fait. Les Éthiopiens restent dans la rue.

« Le Moïse de l’Éthiopie »

Au bout de trois ans, en 2018, la coalition se résout à essayer une autre méthode. Haile Mariam Dessalegn démissionne et le FDRPE élabore un plan d’ouverture. Surtout, il sort un as de sa manche : un nouveau Premier ministre de 42 ans, le premier Oromo, dont le discours d’investiture fait l’effet d’une bombe : « Il n’y a pas de problème que l’unité ne puisse résoudre… Nous, les Éthiopiens, méritons et nécessitons la démocratie… Nous devons respecter les droits humains et démocratiques, la liberté d’expression, de réunion et d’organisation… Construire un système démocratique exige de s’écouter. »

L’évangélique prêche l’amour du prochain. Il parle lutte contre la corruption, ouverture de l’économie, réconciliation avec le voisin érythréen. Lui, l’ex-combattant du FLPT, l’ancien membre des services de renseignements, il promet d’accueillir les partis d’opposition. En quelques mois, un conflit de cinquante ans avec l’Érythrée prend fin, des centaines de prisonniers politiques sont libérés, un centre de torture est fermé, des partis sont ôtés de la liste des organisations terroristes, leurs leaders rentrent sous les acclamations. Abiy est « le Moïse de l’Éthiopie », la presse le voit en sauveur du pays et, pourquoi pas, de l’Afrique.

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Mirage économique

Mais toute lune de miel a une fin. Dès septembre, dans ce chaudron dont le couvercle a commencé à sauter, les massacres interethniques se multiplient. Bientôt, le pays compte 3 millions de déplacés internes sur 110 millions d’habitants, le plus souvent ceux qui n’appartiennent pas à l’ethnie de la région dans laquelle ils vivent. L’économie, après dix ans de croissance à deux chiffres grâce à une politique d’État « développementaliste » qui n’a cependant pas créé d’emplois, stagne et l’inflation atteint 12 %. Et puis il y a, le 22 juin, cette curieuse « tentative de coup d’État régional » en région Amhara, après laquelle les arrestations de journalistes et d’opposants font craindre le retour de vieilles habitudes qu’on croyait pourtant révolues.

Même si le soutien s’effrite, certains persistent à y croire. L’opposant Berhanu Nega fait partie de ceux qui doivent leur retour, sous les vivats, à Abiy. Il est à la tête du Parti des citoyens éthiopiens pour la justice sociale (Ezema) et soutient fermement le Premier ministre : « Trois groupes mettent des bâtons dans les roues à Abiy : les fonctionnaires des échelons inférieurs du parti, car la démocratisation signifie la perte leur emploi ; les partis ethnonationalistes, qui pensent que leur ère est venue ; ceux qui veulent sincèrement la démocratie, mais sont trop impatients. » Il pense aux « éthiopianistes », pour lesquels l’ethnie ne devrait pas dicter la politique.

Le fédéralisme ethnique dans l’impasse

La Constitution de 1995, poussée par Meles Zenawi, commence par : « Nous, les nations, nationalités et peuples d’Éthiopie » et instaure le fédéralisme ethnique. Neuf régions correspondent aux principales ethnies, avec leur parlement, leur budget, leurs fonctionnaires… « C’est une conception stalinienne du nationalisme, commente Berhanu. En dictature, cela permet de diviser pour mieux régner. Mais dès que vous ouvrez, tout ressort. » Tous les griefs liés à la terre, la culture, la langue, que les jeunes de la capitale multiethnique trouvent absurdes.

Abel Wabella, alors membre de l’ONG de défense de la liberté d’expression Zone-9, a fait de la prison en 2017. La torture lui a coûté l’ouïe à l’oreille gauche : « La première baffe que j’ai prise, c’est quand j’ai répondu que je n’avais pas d’ethnie. Cette Constitution nie mon existence, moi qui ai grandi à Addis-Abeba et ne me reconnais dans aucune. Les jeunes ont pensé qu’Abiy allait la changer, mais ce n’est qu’un beau parleur. Il nous a trahis. » Son camarade Atnafu Brhane, qui a aussi été emprisonné, refuse même de révéler son ethnie. Il voit les nuages s’amonceler au-dessus de la « transition démocratique » et note, amer : « Après le 22 juin, Internet a été coupé une semaine, ainsi que les SMS pendant les examens, pour que les lycéens ne trichent pas. C’était la première fois que je voyais ça en douze ans. D’ailleurs, depuis qu’Abiy est arrivé au pouvoir, Internet a été coupé cinq fois. Pour un type qui dit croire à la liberté d’expression, ce n’est pas très reluisant. »

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Le spectre de la guerre civile

La figure de ce courant est le journaliste et militant Eskinder Nega, visage affable aux sourcils effacés sous sa casquette. Il a appris l’élection d’Abiy en prison et lui doit la liberté. « Il n’avait pas le choix, rectifie-t-il. C’est le peuple qui nous a libérés, par la pression, pas lui. » Son mouvement, Balderas, milite pour l’indépendance d’Addis-Abeba, rattachée, selon la Constitution, à l’Oromia. Il pense qu’il y fera perdre le FDRPE aux élections générales de 2020. Il pense aussi que c’est ce qui lui vaut des problèmes. Son bras droit a été arrêté après le 22 juin, alors qu’il se trouvait en région Amhara pour y organiser un rassemblement pour le parti. Il est accusé d’être lié au fameux « coup d’État régional ». « C’est un terrible pas en arrière, assène-t-il. Ils avaient juré qu’ils ne recourraient plus à ces fausses charges. Je ne pense pas que le désir de réformer d’Abiy soit sincère, mais j’espère me tromper. Je suis un pessimiste qui espère avoir tort. Car s’il échoue, la perspective est effrayante. » Comprendre : la guerre civile.

L’éthiopianisme, cependant, est loin d’être universel. Awol Allo, professeur de droit à l’université de Keele, à Londres, mais qui s’annonce fièrement oromo sur Twitter, s’indigne : « Eskinder Nega, nous pensions tous qu’il allait défendre la démocratie, mais non  ! Il monte une organisation qu’il nomme “conseil” et dit représentatif, pour les habitants de cette ville. Aucun gouvernement n’accepterait ça  ! Par ailleurs, si ces gens pensent que l’unité signifie l’uniformité, ils se trompent. L’Empire a forcé des groupes de gens très différents à être ensemble. Je suis plus proche de vous qu’un habitant du nord-Tigray l’est d’un de Gambilla. Nous n’avons pas la même culture, même pas une langue dans laquelle communiquer ensemble. L’idée d’autonomie a toujours existé, la nier serait un retour en arrière. » Les partis ethnonationalistes ne disent pas autre chose. 

Source: Le point Afrique/Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée

Tribune d'Afrique

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