Algérie-Maroc : rien n’est plus précieux qu’un bon ennemi

Préoccupante, la situation de l’Algérie et du Maroc l’est assurément. Les deux pays font face à des difficultés économiques sérieuses, du fait de l’aggravation de la crise sanitaire liée à la Covid-19. Ils connaissent une hausse inquiétante des contaminations et des décès liés à cette pandémie, et ont fini l’année 2020 avec une récession sans précédent (- 6,5 % et – 7 % respectivement). Le bon sens vaudrait qu’ils unissent leurs forces pour faire face à cette crise. Au lieu de cela, ils se lancent dans une guerre de communication, à la faveur des développements récents que connaît la région, avec, comme toile de fond, le problème du Sahara occidental. Le Maroc considère que ce territoire lui appartient, en vertu de vieilles allégeances des tribus nomades sahraouies aux différents sultans marocains, tandis que l’Algérie défend mordicus le front Polisario (abréviation en espagnol de Front populaire de libération de la Saguia el-Hamra et du Rio de Oro), en évoquant le droit inaliénable des peuples à décider de leur sort. Face au Front Polisario, qui réclame un référendum d’autodétermination, le Maroc propose un plan d’autonomie sous sa souveraineté. Cette montée soudaine des tensions fait craindre un embrasement de la région.

Les tensions ont atteint leur paroxysme à la suite du double tweet du président américain le 10 décembre 2020 qui reconnaît la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, concomitamment à la reprise des relations diplomatiques entre le Maroc et IsraëlL’Algérie a décidé en fin de compte de rompre ses relations avec le Maroc le 24 août 2021. Ce qui se joue en réalité dans cette partie du monde, c’est la revendication du leadership régional par l’Algérie et le Maroc. Pour atteindre leur objectif, les frères ennemis n’ont pas lésiné sur les moyens en modernisant leur arsenal militaire et en mobilisant les médias inféodés.

Une course effrénée à l’armement

Selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), l’Algérie a dépensé en 2019 plus de 10,33 milliards de dollars (9,7 en 2020) dans l’achat d’armement. C’est le pays qui a le plus dépensé en Afrique (plus du quart des dépenses africaines), suivi du Maroc avec 3,76 milliards de dollars (4,8 en 2020). Ces chiffres absolus sont importants, mais il faut les rapporter à la richesse nationale pour avoir une idée plus précise de l’effort consenti par les gouvernements pour assurer la sécurité de leur pays. Pour la même année, l’Algérie, avec un taux de 6 % du PIB, se classe deuxième au niveau mondial ! Elle n’est dépassée que par l’Arabie saoudite (8 %). Le Maroc, de son côté, atteint un taux de 3,1 % (moitié moins que son voisin).

Jamal Bouoiyour, enseignant-chercheur à l’université de Pau et des Pays de l’Adour.© DR

Si l’on mesure les pertes, en termes de richesses, dues à cette course insensée à l’armement durant les trente dernières années, on s’aperçoit qu’elles dépassent tout entendement, surtout dans le cas de l’Algérie. Ainsi, une hausse de 10 % des dépenses militaires en Algérie engendrerait une perte de croissance de 4 à 5 % annuellement. Si on compare ce chiffre à celui du Maroc, on trouve une perte de croissance plus modeste se situant entre 0,3 et 0,4 %. Certes, « la diplomatie sans les armes, c’est de la musique sans les instruments », comme disait Bismarck. Mais ces chiffres dans les cas de l’Algérie donnent le tournis.

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Ces différences de trajectoires sont-elles justifiées ? La réponse est évidemment non, d’autant plus que les recettes de l’État algérien sont en chute libre depuis que le pétrole (surtout le gaz, mais les cours des deux actifs sont largement corrélés) a perdu de son statut d’or noir.

Qu’en est-il du leadership dans la région qui justifierait ces dépenses ?

La hausse considérable des recettes liées à l’exportation du pétrole et du gaz durant les années de la présidence de Bouteflika a permis au pays de renforcer sa position de leadership – encore que –, mais cela n’a pas engendré l’émergence d’une position incontestable et incontestée de l’Algérie en Afrique du Nord. La rente pétrolière n’a pas permis à ce pays de changer les équilibres régionaux. L’une des explications qu’on peut avancer réside dans la dépendance du pays vis-à-vis des rentes pétrolières et gazières (95 % des exportations et 70 % des recettes budgétaires). Au-delà, l’Algérie ne dispose pas d’assez de réserves lui permettant de peser sur le marché des hydrocarbures et d’infléchir les politiques pétrolières au niveau international. Ce pays ne représente que 1 % des réserves mondiales de pétrole et 2,3 % de celles du gaz. Dans la même veine, la hausse ininterrompue de la consommation intérieure d’énergie peut grever le volume des exportations. À cela, il faut ajouter les fragilités intrinsèques d’une économie tributaire du pétrole, peu diversifiée et trop dépendante de la technologie extérieure et des denrées alimentaires importées. L’impératif du leadership politique régional a pris le dessus sur la satisfaction des besoins de base de la population algérienne.

Le Maroc est également confronté à de grands défis, même si sa situation semble différente. Certes, il se caractérise par une économie diversifiée et a réussi à s’intégrer de manière significative dans l’économie mondiale, en s’ouvrant au monde extérieur, notamment à l’Ouest, aux monarchies du Golfe, et plus récemment à l’Afrique anglophone, à la Russie et à la Chine. Certes, le pays peut se targuer d’un système politique stable, remontant aux temps médiévaux, principale condition pour attirer les investissements étrangers. Certes, le Maroc est l’une des économies à la croissance la plus rapide des pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, avec une moyenne d’environ 4,5 % sur les 15 dernières années (avant la crise engendrée par le Covid). Toutefois, la croissance économique de ce pays est volatile, car tributaire des aléas climatiques. La crise actuelle liée à la pandémie de la Covid montre, de manière on ne peut plus claire, les faiblesses de cette économie et l’omniprésence du secteur informel. Le pays a besoin de réformes structurelles et d’une réorientation de la croissance pour la rendre plus inclusive et plus égalitaire.

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La psychologie de la horde

« Que deviendrons-nous sans le secours de qui n’existe pas ? » Remarquée a été la guerre verbale inouïe qui s’est déclarée entre l’Algérie et le Maroc sur les réseaux sociaux, un déversoir de haine et d’hostilité. Les médias officiels des deux pays ne sont pas en reste, permettant à la vox populi d’exprimer tout haut ses pensées les plus lugubres. L’utilisation de la novlangue vise à restreindre les limites de la pensée, à s’extraire de l’incertitude, à sublimer les pulsions instinctives. Ce processus est amplifié par la déréglementation de l’information, la diffusion de fausses nouvelles et l’hystérisation autour de sujets futiles. Ce qui a tendance à inhiber les capacités réflexives de la population et contribue à sa débandade intellectuelle et morale. Ce comportement moutonnier aboutit à la psychologie de la horde, Benjamin Constant disait : « Tout est moral dans les individus mais tout est physique dans les masses. »

La communauté du destin a besoin, pour se forger, d’une entité salutaire, structurante et revitalisante. Rien n’est plus précieux qu’un bon ennemi, bien identifié. N’oublions pas que, sans l’URSS, il n’y aurait pas eu de traité de Rome ni d’Union européenne. Pour maintenir la cohésion sociale en Algérie, il n’y a pas mieux que le Maroc, un ennemi bien trouvé. À vrai dire, le choix est limité. Le capitalisme, l’ennemi éternel des « sociétés socialistes et démocratiques » de l’ère soviétique, c’est démodé. « L’entité sioniste » ? Depuis qu’un certain nombre de pays arabes ont signé des traités de paix avec Israël, ça n’accroche plus. Et la France colonisatrice ? Une vieille ritournelle propre aux temps éculés. L’ennemi fantasmé n’est qu’un épouvantail qui sert à cacher ses propres échecs. Diaboliser le Maroc, quitte à forcer le trait (en le traitant de pyromane), ça permet de se dédouaner, par exemple, du manque de Canadair pour éteindre le feu en Kabylie. C’est bien Paul Valéry qui disait : « Que deviendrons-nous sans le secours de qui n’existe pas ? »

Et pourtant, on a benoîtement pensé qu’on pourrait entrevoir, à la faveur du surgissement du Covid, un passage de l’obscurité ténébreuse à la clarté révélatrice. Qu’avec le confinement qui s’est ensuivi et l’accélération de l’histoire qu’on a cru déceler, on assisterait à l’avènement d’un consensus politique maghrébin autour des thèmes de l’économie circulaire, d’une société solidaire, d’une fraternité retrouvée, d’une libéralisation du potentiel prosocial des organisations humaines. Que des fadaises, des balivernes, un chapelet d’incantations votives.

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En dehors de l’éducation et la coopération, point de salut

Je n’ai pas l’outrecuidance de proposer des solutions miracles. Cependant, la concomitance et l’intrication des problèmes sanitaires, économiques, sociaux et politiques me font dire qu’un simple toilettage ou rafistolage n’est pas à la hauteur des enjeux. Il me semble qu’une refonte radicale de la pensée est plus que nécessaire. La crise engendrée par la pandémie de Covid a montré les faiblesses intrinsèques des systèmes de gouvernance qui font peu de cas de la démocratie. En ces temps de confusion, de vacarme et de tumultes, l’intelligentsia de ces pays doit jouer pleinement le rôle qui est le sien et retrouver l’utopie du progrès héritée de la promesse des Lumières. Utopie selon laquelle il est possible de changer le cours de l’Histoire par des exercices d’intelligence critique. Écrire, raisonner, démontrer, débattre, critiquer, douter, tels sont les meilleurs bréviaires pour lutter contre l’ignorance et se concentrer sur l’essentiel, à savoir une quête opiniâtre du juste. Il incombe aux intellectuels, à l’élite politico-économique, à la diaspora et à la jeunesse de l’Afrique du Nord de prendre leurs responsabilités, de poser un regard critique sur ce qui assèche la vie de la population ; son mode de fonctionnement, de considération de différentes cultures et du traitement infligé aux composantes les plus vulnérables et les plus fragiles de la communauté.

Cette crise est, peut-être, l’occasion rêvée pour enclencher un processus de collaboration qui permettra d’atteindre des équilibres stables qui préserveraient le bien-être collectif. Le changement de comportement paraît nécessaire pour préparer le monde de demain et rendre la région d’Afrique du Nord sûre, paisible et solidaire. Des moyens colossaux ont été dilapidés, des générations entières ont été perdues, des rêves ont été brisés. Les jeunes n’ont cure des histoires béquillées relatives à la colonisation, à la glorification de la puissance militaire et encore moins au leadership régional. Ce sont des histoires de vieux qui s’arc-boutent au pouvoir. Les jeunes ont envie, à juste titre, de profiter de la vie. Ce n’est pas par hasard si la moitié de la population jeune dans ces pays n’a qu’une seule envie, c’est de déguerpir. Les régimes ne font rien pour les retenir ; au contraire, ils monnayent leur « mobilité » au moment où les pays en ont le plus besoin pour créer le monde demain, un monde plus viable tout simplement.

Source: Le Point Afrique/ Mis en ligne: Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée

Tribune d'Afrique

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