Présidentielle en Tunisie : le débat de la dernière chance

Les candidats au second tour de la présidentielle, Kaïs Saïed et Nabil Karoui, se sont affrontés vendredi soir lors d’un débat télévisé. Un exercice nouveau pour la démocratie tunisienne. La force de persuasion des deux hommes pourrait bien faire la différence dimanche.

Les indécis sont encore nombreux en Tunisie. Ce débat, le cinquième institué ces dernières semaines à l’initiative de l’organisation Munathara, sur la chaîne nationale Wataniya (après ceux du premier tour et celui des législatives), risque d’être déterminant pour le scrutin présidentiel de ce dimanche 13 octobre. 

Des échanges entre candidats

Fait notable, celui-ci a été organisé in extremis, deux jours seulement après la libération de Nabil Karoui. Sous la supervision de deux journalistes, les grandes thématiques ont été abordées : de leur conception de la sécurité, aux affaires publiques en passant par la diplomatie et les prérogatives présidentielles. Ils n’ont eu que quelques minutes pour développer leur vision et son application, avec plus ou moins de concret.

Fait nouveau : l’introduction d’espaces de débat entre les deux concurrents. D’abord timides ils se sont contenté de répondre aux questions des journalistes, avant que Nabil Karoui ne brise la glace en s’adressant à Kaïs Saïed sur la question économique. 

J’AI DU MAL À VOUS SAISIR, CONCRÈTEMENT

Kaïs Saïed n’a en effet eu de cesse de se référer à la volonté populaire et à « ces jeunes qui font le diagnostique de leurs problèmes et proposent des solutions », à qui il souhaiterait donner toute leur place dans la gestion de la chose publique et même l’élaboration de lois. Et son interlocuteur de rétorquer qu’ « en l’absence de solution claire c’est à l’État d’en trouver une ». Face à l’insistance d’un Kaïs Saïed sûr de lui, il n’a pas hésité à lâcher : « J’ai du mal à vous saisir, concrètement ».

 Mais ces tentatives de déstabilisation sont restées vaines. Beaucoup avaient pourtant parié que le magnat des médias et professionnel de la communication s’en sortirait haut la main face à un candidat peu formé à la communication politique. Il n’en a rien été. « Je pense qu’ils ont tous deux été poussés en dehors de leur zone de confort, mais l’un s’est montré plus à l’aise. L’expert en com’ disposait d’une boite à outils et en dégainait à chaque fois un nouveau, sans toujours sortir le bon », s’amuse le journaliste Haythem El Mekki. Un effet de contraste que n’ont pas manqué de relever des internautes.

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Des candidats que tout oppose

Les Tunisiens ont pu voir un Kaïs Saïed droit dans ses bottes, sans fantaisie, comme à son habitude mais à l’aise. Il a même osé une blague. Interrogé sur la raison qui pourrait les pousser à démissionner s’ils étaient élus, après que son rival ait évoqué une maladie grave, il a tenté en français : « Je me porte très bien, mais rassurez-vous monsieur, je ne manquerai pas de mourir ». « Il est en forme ce soir ! », a aussitôt commenté une spectatrice. 

LE PRÉSIDENT DOIT ÊTRE RESPONSABLE DEVANT LE PEUPLE ET DEVANT DIEU

Saïed a fait des appels du pied aux jeunes et aux citoyens des régions, son électorat potentiel. Sans surprise, il a noyé certaines de ses réponses dans des références historiques ou des citations et éludé certaines questions, notamment sur sa stratégie contre le terrorisme, prétextant de la nécessité de protéger le secret défense. Il a aussi laissé son arabe classique de côté pour tenter des passages en darija, dialecte local, que son concurrent a lui parlé jusqu’au bout. Ses quelques références à la religion ont été très remarquées. « Le président doit être responsable devant le peuple et devant Dieu », a-t-il asséné. 

Malgré un ton resté cordial entre les deux hommes, son adversaire s’est montré bien plus sanguin. Voire embarrassé quand les questions en sont venues à la lutte contre la corruption, alors qu’il est lui même poursuivi pour blanchiment d’argent, ou à ses liens supposés avec un lobbyiste israélien. Il assure qu’il pensait avoir affaire à un Canadien et soupçonne d’autres partis de l’avoir piégé. Il s’est d’ailleurs exprimé avec force face à un rival très calme et posé. Signe de malaise ? 

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« Le seul programme de Nabil Karoui est de combattre la pauvreté mais il n’a pas expliqué comment, on dirait qu’il instrumentalise les Tunisiens », dénonce Rima, 29 ans. « Pour une fois Kaïs Saïed n’avait pas une rythme monocorde, mais au fond on ne sait vraiment pas qui il est, ni qui se cache derrière lui, je ne crois pas que son mouvement soit spontané », poursuit-elle.  

Nabil Karoui a tenté le tout pour le tout en prenant la parole à la fin du débat pour assassiner en quelques phrases son adversaire : « On dirait qu’il présente un projet de Walt Disney ». Mais Kaïs Saïed a su retourner ses propos contre lui et garder le dernier mot : « Nos jeunes en Tunisie ne sont pas Walt Disney, il faut respecter le peuple tunisien ». 

« Karoui a manqué de technicité, Saïed était dans l’excès de technicité, sans vraie vision. Les deux pourraient gouverner la Tunisie, un comme président l’autre comme directeur de cabinet. La question est désormais de savoir lequel doit être président. Est-ce le technicien qui a besoin d’un stratège ou le politicien qui a besoin d’un technicien ? », s’interroge une Tunisienne qui hésite encore à voter blanc. « Aucun des deux ne m’a convaincu. Ce sera un vote difficile. Je me déciderai face au bulletin de vote », rebondit Hiba, âgée de 32 ans. 

Un débat très commenté

Mis à part la liberté de la presse et plus largement la liberté d’expression, il n’a pas été fait référence aux libertés individuelles et aux droits de l’Homme. « On est déçus, il n’ont pas été interrogés sur ces sujets et ils n’ont pas pris l’initiative non plus d’évoquer les droits des femmes », commente Ahlem Bousserwel, activiste dans ce domaine. 

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« Hier il était inconcevable d’interviewer un président ou même un gouverneur, c’est extraordinaire que ce débat ait pu avoir lieu malgré tout ce qui s’est passé durant la campagne, c’est ça la révolution, le contact avec la chose publique ! », se félicite le journaliste Elyes El Gharbi. Ce débat s’est conclu sur une image forte pour un pays au multipartisme relativement récent : une poignée de main, en coulisses, entre les deux prétendants à la magistrature suprême. 

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DES PROMESSES….

*Nabil Karoui a promis une initiative des partis et organisations nationales pour éradiquer la pauvreté et s’est engagé à relancer l’industrie du phosphate, paralysée depuis des années. Il s’est également dit pour la création d’une cour spéciale pour traiter les dossiers des assassinats de Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd. Il a aussi promis une fusion de la sécurité sous tutelle de la présidence etle triplement des salaires des soldats martyrs. Et d’inciter sur la nécessité d’une diplomatie économique, et l’ouverture aux géants du numérique. Quand à sa stratégie en terme d’alliances, il ne se dit pas prêt à une coalition avec le parti islamo-conservateur Ennahda.

*Kaïs Saïed a également mis l’accent sur le rôle social de l’État, mais aussi son projet de redistribution de la participation politique. Insistant sur la bonne gouvernance, il envisage de faire des propositions de loi « de concert avec la conception des citoyens ». Il propose une institution publique pour les martyrs et blessés des forces de sécurité, un haut conseil de l’éducation, une révision de la loi régissant la sécurité sociale. Niant tout lien avec Ennahda, il a enfin promis d’être un président fédérateur. 

Source: Jeune Afrique/Mis en ligne: Lhi-Tshiess Makaya-exaucée

Tribune d'Afrique

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