« Face aux turbulences régionales, l’Europe ne veut pas perdre le soldat Tunisie »

Patrice Bergamini, ambassadeur à Tunis de l’Union européenne, plaide pour une transition économique en Tunisie qui lui permettrait de mieux « se protéger de la détérioration de l’environnement régional ».

Diplomate français passé à Bruxelles, où il a fait ses premières armes aux côtés de Javier Solana – ancien chef de la diplomatie européenne –, Patrice Bergamini a été nommé en septembre 2016 ambassadeur de l’Union européenne (UE) à Tunis. L’un des dossiers chauds qu’il a dû gérer a été la négociation, toujours inachevée, d’un accord de libre-échange très controversé. A l’heure où la petite Tunisie démocratique est cernée de défis sécuritaires régionaux, M. Bergamini critique dans un entretien au Monde Afrique « les positions d’ententes et de monopoles » qui entravent une transition économique aujourd’hui à la traîne par rapport à la transition politique.

La scène politique en Tunisie s’est fragmentée au point de susciter l’inquiétude à la veille du double scrutin législatif et présidentiel prévu à l’automne. Cela vous préoccupe-t-il ?

Non. En revanche, je suis plus inquiet du refus du système d’évoluer économiquement. Quel que soit le résultat des élections, il va falloir qu’en 2020 quelqu’un soit vraiment en charge à la Kasbah [siège du gouvernement], fixe des priorités stratégiques et économiques claires, et dispose pour les mettre en œuvre d’une majorité stable et solide. Cela n’a malheureusement pas été le cas ces trois dernières années, ce qui explique que la Tunisie est aujourd’hui moins équipée socialement et économiquement qu’elle devrait l’être pour se protéger des turbulences en Libye ou demain peut-être en Algérie.

En 2020, la direction politique de ce pays aura encore moins le choix et moins le temps qu’en 2014 ou en 2016. Quelles que soient leurs obédiences politiques, les vainqueurs des prochaines élections législatives et présidentielle seront placés face à un choix : soit ils comprennent qu’il faut faire évoluer un modèle économique faisant la part trop belle aux positions monopolistiques, soit ils ne le comprennent pas et dans ce dernier cas, oui, il y aura une inquiétude.

Vous parlez de turbulences régionales. Comment les analysez-vous ?

Si la Libye entre dans un conflit long, larvé ou pas, sanglant ou pas, alors qu’elle était le débouché économique de la Tunisie – emplois, échanges commerciaux – pendant des années, alors les Tunisiens devront trouver ailleurs la création et l’importation de richesses. En ce qui concerne l’Algérie, tout le monde retient son souffle pour l’instant, On peut considérer que ces manifestations pacifiques sont admirables et tout à l’honneur du peuple algérien. Mais il faut rester vigilant. Si l’Algérie devait affronter des difficultés, ce serait malheureusement une complication supplémentaire pour l’économie de la Tunisie et donc pour sa stabilité politique.

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Et plus au sud, il y a le Sahel qui est devenu depuis une dizaine d’années un problème sécuritaire avec des zones de non-droit pour des mouvements terroristes. On a besoin de se prémunir contre une détérioration accrue dans cette région. Quand on voit ce qui s’est passéenAfghanistan ou en Irak, on ne veut pas d’un foyer d’instabilité notoire qui s’enkysterait à quelques milliers de kilomètres, voire moins, de la seule jeune démocratie de la région

Et vous estimez que l’UE a un rôle à jouer pour protéger la Tunisie ?

Le pari de l’Union européenne, surtout en cette année électorale, c’est de veiller à ce que la Tunisie soit la mieux équipée possible – socialement, politiquement, économiquement – en cas de dégradation accrue de la situation régionale, qu’il s’agisse de son environnement immédiat ou un peu plus lointain. C’est pour cela que l’Europe met autant d’argent sur la table : 300 millions d’euros par an – dons, coopérations… – sur la période 2016-2020. C’est énorme. La Tunisie est, par habitant, le pays au monde le plus soutenu par les Européens. Et il y a cette offre, le fameux Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) qui est en cours de négociation

Il y a beaucoup de controverses à ce sujet. Certains en Tunisie le dénoncent comme portant atteinte à la souveraineté économique du pays…

En campagne électorale, l’Aleca fait facilement office de bouc émissaire. On crie au loup, au libre-échange, au néocolonialisme. Il s’agit d’un accord malheureusement mal nommé. Plutôt que de libre-échange, il faudrait parler d’accord d’arrimage économique, d’intégration économique. L’objectif est d’aider au soutien de la croissance, au développement de l’emploi, à la mise à niveau de l’économie tunisienne. Le concept de l’Aleca est très attaqué en ce moment en raison de la campagne électorale tunisienne, mais sur des arguments infondés, mal renseignés ou de mauvaise foi.

En quoi ces arguments sont-ils de mauvaise foi ?

Une étude d’un think tank, la Fondation autrichienne pour la recherche en développement (ÖFSE), a récemment conclu que l’Aleca coûterait jusqu’à 1,5 point de croissance du PIB à la Tunisie en cas de libéralisation immédiate des échanges. Mais il n’a jamais été question de cela ! L’accord, s’il est signé, sera asymétrique, c’est-à-dire en faveur de la Tunisie, et progressif.

La mise en place de cet accord, l’harmonisation des règles, qui d’ailleurs ne serait pas totale – la Tunisie ne va pas devenir membre de l’UE ! – s’étaleraient sur dix, douze ou quinze ans. Rien ne sera imposé : la Tunisie choisit à la fois quels secteurs sont concernés – dans l’agriculture, les services, etc. – et à quel rythme, selon quel étalement dans le temps… C’est vraiment à la Tunisie de décider le « quand et quoi », mais le « quand et quoi » en fonction d’arguments de rationalité économique, qui lui permettront par exemple de dépendre moins des bailleurs de fonds internationaux.

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Quel serait l’avantage au fond pour les Tunisiens eux-mêmes ?

Quand on parle de libre concurrence, loyale et transparente, c’est d’abord entre opérateurs tunisiens. Si l’on doit aider la transition économique, la forcer, la pousser, c’est parce qu’il y a des positions d’entente, de monopoles. Certains groupes familiaux n’ont pas intérêt à ce que de jeunes opérateurs tunisiens s’expriment et percent.

Pour vous, la résistance à l’Aleca vient surtout de ces positions monopolistiques ?

Malheureusement, il y a ces rugosités, ces aspérités, qui tiennent à l’ancien temps. C’était aussi le système sous l’empire ottoman, avec la licence accordée à des monopoles. Il y a encore ces apories-là qui font obstacle à la transparence et à la concurrence loyale. L’Aleca est prise pour cible par ce qu’on craint cela. Or les positions monopolistiques sont un frein à l’émergence de nouveaux opérateurs économiques, mais aussi la porte ouverte à la corruption, aux prébendes et au marché noir.

Tout cela a un impact sur les progrès du modèle démocratique. Ce qui est en jeu dans une démocratie, c’est la redistribution : aider à l’enrichissement et à la consolidation des classes moyennes pour tirer vers le haut les plus démunis et rendre moins insupportable le fossé avec les plus privilégiés. Mais c’est difficile de faire bouger les lignes économiques en Tunisie. Plus difficile que de les faire bouger au niveau sociétal.Lire aussi  « L’Europe veut imposer aux Tunisiens un projet de dépendance économique totale »

Vous parlez de monopoles qui freinent. Pouvez-vous citer un exemple ?

Le meilleur exemple que j’ai vécu ici, c’est sur l’huile d’olive. En 2018, la Commission européenne a décidé d’octroyer un quota additionnel de 30 000 tonnes d’huile d’olive, en bouteille, conditionnée. Or il n’y a pas eu, malheureusement, de réponse tunisienne formelle. Le président [de la Commission, Jean-Claude]Juncker est revenu sur cet épisode lors de sa visite à Tunis en octobre 2018. La vraie raison tient sans doute à ce quedes grossistes, dont certains sont des spéculateurs, ne voient pas d’un bon œil ce soutien européen, susceptible de favoriser l’émergence de nouveaux opérateurs tunisiens se lançant dans l’huile d’olive conditionnée made in Tunisia. Pour eux, l’essentiel tient à la préservation de positions non concurrentielles, et qui leur permettent a fortiori d’exporter de l’huile d’olive en vrac.

En bridant la jeune génération, ne risque-t-on pas de l’encourager à partir ?

Dans le contexte des pressions migratoires, on a beaucoup parlé de la fuite des cerveaux – le « brain drain » en anglais – de jeunes cadres tunisiens vers l’Europe : informaticiens et autres. Mais il faudrait parler de « brain push » plutôt que de « brain drain ». Un jeune ingénieur tunisien en informatique, au moins aussi équipé ou talentueux que nos meilleurs ingénieurs européens de Francfort, Paris, Londres ou Rome, va se voir proposer d’entrée de jeu en Tunisie un salaire cinq à six fois inférieur à ce qu’il toucherait du côté européen. Evidemment, s’il n’a pas d’opportunités ici, il va préférer partir. Et je ne parle pas de jeunes sans emplois. C’est du « brain push » par absence d’opportunités.Lire aussi  A Tunis, les manifestations algériennes provoquent espoir et angoisse

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Vous avez dit que l’accord serait asymétrique en faveur de la Tunisie. En quoi ?

Cela veut dire que l’on va lever de manière unilatérale les barrières tarifaires douanières pour des produits agricoles tunisiens, décidés par les Tunisiens eux-mêmes. Les produits tunisiens rentreront en Europe sans difficultés, tandis que les produits européens de même nature seront, eux, toujours soumis aux droits de douane, etc.

Cela veut dire que la Tunisie aurait plus à y gagner que l’Europe ?

Ni plus ni moins. Jamais on ne mettra sur la table une offre, qu’elle soit économique, commerciale, sécuritaire, sociale, culturelle, etc., qui puisse menacer cet équilibre subtil, cette exception que les Tunisiens ont réussi eux-mêmes à mettre en place, depuis 2013-2014, cette cohabitation entre forces séculières et un parti islamiste qui se veut réformiste. Il n’y a que de très bonnes intentions de la part de l’Europe à l’endroit du dossier tunisien. Parce que l’on sait que cette transition ne pourra marcher que s’il y a une transition économique, que s’il y a une redistribution de la richesse nationale. Mais aussi parce que l’on sait que l’environnement régional fait qu’il pourrait y avoir urgence. Et on ne veut pas perdre le soldat Tunisie en cours de route.

Et pourtant, cet accord soulève tant de réserves. Pourquoi hâter le pas ?

Les Tunisiens décideront souverainement. Mais on m’objecte souvent qu’il faut donner du temps au temps. Moi, j’ai tendance à penser que le temps n’attend pas. Je ne suis pas trop sûr qu’un jeune de Sidi Bouzid [centre du pays] soit prêt à attendre cinq générations pour être heureux en démocratie tunisienne. On me dit : il faut faire attention, il ne faut pas bousculer. Mais ne pas bousculer quoi ? Les habitudes ? Les positions installées ? Les positions dominantes ? Personne n’aime le changement, mais l’inverse du changement, c’est le déclin.

Source:Le monde/Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée

Tribune d'Afrique

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