En Tunisie, l’arrestation de Nabil Karoui ajoute au climat politique tendu

L’ex-candidat à l’élection présidentielle, leader du parti Qalb Tounes et membre de la coalition au pouvoir, est soupçonné de blanchiment d’argent.

Le magnat de la télévision Nabil Karoui, fondateur de la chaîne Nessma TV, l’une des plus suivies en Tunisie, a été arrêté, jeudi 24 décembre, dans le cadre d’une affaire de blanchiment d’argent qui lui avait déjà valu une première arrestation en 2019. Son parti Qalb Tounes (« Au cœur de la Tunisie »), qui a dit « sa confiance en la justice », a rappelé que « cette arrestation n’est pas une condamnation, car il bénéficie toujours de la présomption d’innocence », appelant les partisans « au calme et à la retenue ».

Qalb Tounes est le troisième parti représenté au Parlement et soutient la coalition gouvernementale dirigée par le technocrate Hichem Mechichi. Nabil Karoui, quant à lui, avait créé la surprise en se qualifiant au second tour du scrutin présidentiel d’octobre 2019 après être sorti de prison, où il avait passé sept semaines au titre d’une détention préventive dans le cadre de la même affaire. Ce nouveau rebondissement survient dans climat déjà très lourd en Tunisie, marqué par une paralysie politique sur fond de récession économique et de tensions sociales.

Paradis fiscaux

L’association I-Watch, ONG qui lutte contre la corruption, est à l’origine de l’affaire. Son président, Achref Aouadi, a rappelé sur son compte Facebook qu’il s’attendait à cette arrestation, précisant que « Nabil Karoui devait s’y attendre » après que ce dernier eut pris connaissance des résultats de l’expertise demandée par le juge d’instruction du pôle judiciaire et financier sur les soupçons de blanchiment d’argent. A ses yeux, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle Nabil Karoui avait « fait glisser une disposition dans la loi de finances complémentaire pour l’année 2020, censée créer une commission ad hoc au sein du ministère des finances pour gérer les litiges fiscaux ». Cette mesure – baptisée « l’article Karoui » par l’opposition – avait finalement été censurée par l’instance de contrôle de constitutionnalité des projets de loi.

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L’affaire Karoui suit un rythme ordinaire, selon le président de l’ONG. « Les résultats de l’expertise en cours depuis l’été 2019 étaient attendus en décembre 2020, comme mentionné par les experts » qu’il a rencontrés en août. Les représentants de l’association avaient été auditionnés dès 2017. Quant à Nabil Karoui, sa première audition a eu lieu en 2018. Le gros de l’investigation a été mené par l’ONG, qui a révélé un réseau d’entreprises dans différents pays, notamment en France et dans des paradis fiscaux comme le Luxembourg ou les Emirats arabes unis. Selon le porte-parole du tribunal de Tunis, Mohsen Daly, « c’est à la discrétion du juge d’instruction que l’arrestation a été décidée : il doit avoir eu assez d’éléments lui permettant d’estimer qu’une détention préventive était la bonne décision, des éléments qu’il est le seul à avoir ».

C’est la deuxième fois que Nabil Karoui est arrêté à titre préventif dans le cadre de cette affaire. Durant l’été 2019, alors qu’il menait sa campagne pour la présidentielle, il s’était vu interdire de voyage et ses avoirs avaient été gelés, avant d’être visé par un mandat d’amener. Il avait alors dénoncé un acharnement du chef du gouvernement de l’époque, Youssef Chahed, lui aussi candidat à l’élection présidentielle. Certaines chancelleries et organisations occidentales avaient exprimé leur émoi de voir un candidat en prison en pleine campagne électorale. La mission d’observation de l’Union européenne (UE) avait même appelé à sa libération « pour garantir l’égalité des chances » entre les deux finalistes du scrutin, Nabil Karoui et Kaïs Saïed. Cette vague de solidarité internationale avait provoqué une incompréhension au sein de l’Association des magistrats tunisiens, qui avait dénoncé une pression sur la justice.

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Justice en ébullition

Cette nouvelle arrestation intervient dans un contexte d’instabilité en Tunisie. La coalition au pouvoir peine à faire adopter le budget 2021 et les rumeurs d’un remaniement se font de plus en plus pressantes. La tension s’est aussi exacerbée au sein du Parlement entre les élus de la majorité et l’opposition. Le gouvernement de Hichem Mechichi est de plus en plus critiqué, y compris par ceux qui ont voté pour lui, notamment Qalb Tounes et le parti islamo-conservateur Ennahda. Partis politiques, syndicats et société civile réclament l’ouverture d’un « dialogue national », mais Kais Saïed, le chef de l’Etat, continue de répéter que si dialogue il y a, « les corrompus n’y seront pas conviés » – sans jamais nommer Nabil Karoui ou Qalb Tounes, que tous les observateurs identifient comme les premiers concernés par cette potentielle exclusion.

Au-delà de la sphère politique, la justice est elle aussi en ébullition. Les récents échanges entre deux hauts magistrats, Taieb Rached, le premier président de la Cour de cassation, et Béchir Akremi, ex-procureur de la République de Tunis réputé proche d’Ennahda, ont ému la société civile. Le premier vient de voir son immunité levée dans le cadre d’une enquête pour corruption économique. Quant au second, il doit répondre des accusations de corruption politique et d’obstruction à la justice émises par son confrère. Pendant ce temps, les magistrats ont mené la grève la plus longue de l’histoire du pays, qui a finalement été levée cette semaine à la suite d’un accord entre le gouvernement et les différentes organisations professionnelles.

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Au-delà de ses affaires fiscales, Nabil Karoui a été récemment pointé du doigt dans un rapport de la Cour des comptes, chargée du contrôle des comptes de campagne. Les juges financiers ont établi l’existence d’un financement étranger consistant en un contrat de lobbying payé par un compte bancaire non déclaré, au nom de son épouse à Dubaï – une entorse à la loi passible de prison, d’amende et d’inéligibilité, selon la législation tunisienne. Sans compter l’instrumentalisation de Nessma TV et d’une association dans un but politique. Une enquête avait été ouverte en octobre 2019. Pourtant, selon Mohsen Daly, les rapports de l’enquête préliminaire n’ont été transmis au pôle économique et financier que fin octobre 2020.

Source: Le Monde Afrique/Mis en ligne : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée

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