En Afrique du Sud, une presse laminée par le coronavirus et la crise économique

A l’image du grand hebdomadaire « Mail & Guardian », les journaux du pays souffrent énormément, notamment à cause de la chute vertigineuse des recettes publicitaires.

Les difficultés étaient attendues, pas la violence du choc. Jeudi 26 mars, l’Afrique du Sud n’est pas encore dans la phase du confinement que déjà le Mail & Guardian lance un appel au secours : sans soutien, l’hebdomadaire risque de ne pas pouvoir payer ses journalistes le mois suivant.

Le journal est l’un des plus respectés du continent africain. En 1990, c’est lui qui avait décroché la première interview de Nelson Mandela à sa sortie de prison. Trente ans plus tard, sa rédactrice en chef n’exclut pas qu’il puisse être englouti par la crise liée au Covid-19. Et comme lui, des dizaines de journaux sud-africains sont menacés.

Né au cœur de l’orage, le Mail & Guardian est un habitué des tempêtes. Au milieu des années 1980, alors que le régime de l’apartheid vacille, émerge face à lui une presse de plus en plus critique. En représailles, des journalistes sont menacés, arrêtés, licenciés quand les journaux progressistes coulent sous la pression du gouvernement raciste.

Certains décident de s’émanciper en créant leur propre publication. Très vite, le Weekly Mail, comme il s’appelle alors, devient « la source d’information la plus fiable du pays, à un moment crucial », raconte la rédactrice en chef, Khadija Patel. Sa renommée dépasse bientôt les frontières. Harcelé par le pouvoir, il tangue mais ne sombre pas.

Une diffusion divisée par deux

Le journal rencontre régulièrement des difficultés financières depuis l’avènement de la démocratie, et plus encore depuis que la crise est devenue le quotidien de la presse écrite à travers le monde. Entre 2012 et 2019, sa diffusion papier a été divisée par deux. Mais il est toujours parvenu à se maintenir à flot malgré tout.

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Seulement cette fois, l’équipe a été prise de court : « Vous vous réveillez un matin en pensant que tout va bien et le soir vous êtes au bord de l’abysse », résume Khadija Patel. Dans les jours qui suivent l’annonce du premier cas de Covid-19 en Afrique du Sud, le 5 mars, l’hebdomadaire voit les deux tiers de ses recettes publicitaires s’évanouir. Elles représentent 70 % de ses revenus.

Dans la foulée, les rassemblements sont interdits, neutralisant sa deuxième source de financement : l’organisation de conférences avec divers partenaires financiers. Propriété d’une ONG américaine dédiée au soutien de journaux indépendants, l’hebdomadaire ne peut compter sur l’aide d’aucun grand groupe pour injecter du cash.

En appelant ses lecteurs à l’aide, il attire 1 000 nouveaux abonnés en une semaine – le chiffre continue de grimper, assure la rédaction en chef. Les salaires d’avril sont versés, mais les trente-trois journalistes ont consenti à baisser leur rémunération de 10 à 40 %, selon les postes et l’incertitude a été reportée au mois de mai.

Quelque 50 000 euros par mois

« Nous n’avons pas le luxe d’avoir des réserves financières », poursuit Khadija Patel. Même s’il est le premier journal d’Afrique à avoir lancé une plate-forme en ligne dès 1994, la migration vers le Web n’a pas permis, à ce jour, de compenser les pertes financières du papier. Dans l’urgence, le Mail & Guardian a obtenu une aide de la fondation Rosa-Luxemburg et sollicité plusieurs entités, dont certains géants de la tech. Mais pour être assuré, à terme, de payer le million de rands (quelque 50 000 euros) que coûte chaque mois la production du journal, il lui faut conquérir 10 000 abonnés de plus – le journal ne précise pas le nombre d’abonnés actuels.

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Comme lui, deux des quatre grands groupes de presse sud-africains rencontrent déjà de sérieuses difficultés. A travers eux, c’est l’écosystème médiatique le plus foisonnant du continent qui est menacé. The Independent Media Group, qui se vante de compter parmi ses titres « vingt des plus importants journaux du pays », a lui aussi annoncé des baisses de salaires.

Plus récemment, le groupe Caxton, spécialisé dans l’édition de journaux locaux, a suspendu temporairement la publication de la majorité de ses titres dans la province de Johannesburg. L’impression est devenue trop chère.

De 10 000 à 5 000 journalistes en dix ans

Dans les campagnes comme dans les townships, une multitude de micropublications, essentielles à la diffusion de l’information au niveau communautaire, sont encore plus sur la sellette. « Les publications rurales vont voir leurs revenus publicitaires s’effondrer de 90 % », prédit Carol Mohlala, à la tête de l’Association des éditeurs indépendants.

L’organisation représente 275 de ces titres, le plus souvent gratuits, qui comptent généralement moins de dix salariés. La plupart ont le statut d’ONG et ne peuvent prétendre à aucune des aides spéciales Covid-19 réservées aux entreprises. L’Afrique du Sud compte, de toute façon, peu de mécanismes de soutien dédiés à la presse.

Directeur du Daily Maverick, Styli Charamboulos estime que la crise révèle « le manque d’innovation » des médias sud-africains dont les effectifs sont passés 10 000 à 5 000 journalistes en dix ans : « Beaucoup de journaux ont des problèmes structurels et les choses sont arrivées si vite que tout le monde ne survira pas. »

A l’inverse, le site gratuit qu’il dirige, né en 2009, s’est imposé comme l’autre titre de référence du pays à force d’audace. Financé par un mélange de publicité, de philanthropie et d’événementiel depuis 2018, il propose également à ses lecteurs de payer, non pas pour du contenu, mais pour « soutenir une cause ». La « communauté » compte déjà 10 500 personnes et couvre ainsi 30 % des quatre-vingts salaires de la rédaction, selon son directeur.

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Grâce à ces revenus, le Daily Maverick aborde les difficultés avec philosophie, même s’il vient lui aussi de demander une aide d’urgence à Google. « Je n’ai pas dit que c’était simple, mais ça fait dix ans qu’on vit sous pression. Nous avons appris à ne pas nous reposer sur une seule source de revenus », explique-t-il.

Comme lui, pour survivre, le Mail & Guardian a décidé de faire ce qu’il fait de mieux : du journalisme. Convaincu que « les gens réalisent l’importance de la presse » à la faveur de la pandémie, l’hebdomadaire a lancé The Continent, le 18 avril. Distribué gratuitement au format PDF qu’il encourage à partager, le journal a pour ambition de « rassembler le meilleur du journalisme à travers le continent » africain. Le but : séduire, à terme, de nouveaux abonnés au-delà des frontières.

Source: Le Monde Afrique/Mis en Ligne: Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée

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