Coronavirus : « En Afrique, on ne réfléchira pas le développement de la même façon après la crise »

Ibrahim Assane Mayak

Pour Ibrahim Assane Mayaki, de l’Agence de développement de l’Union africaine, cette crise doit entraîner « une profonde réflexion sur la gouvernance et l’intérêt général ».

Secrétaire exécutif de l’Agence de développement de l’Union africaine (AUDA-Nepad), le Nigérien Ibrahim Assane Mayaki livre les détails de sa stratégie mais aussi ses pistes de réflexion sur les bouleversements provoqués par l’épidémie liée au coronavirus en Afrique.

L’Afrique est-elle sur le point de vivre le « pire » tant redouté par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ?

Pour l’instant, la propagation du Covid-19 n’a pas été aussi rapide en Afrique qu’ailleurs dans le monde. Mais on sait que les débuts peuvent être lents, avant que la courbe de contamination ne s’emballe. La qualité des données épidémiologiques collectées peut varier d’un pays à l’autre et les moyens manquent parfois pour détecter précisément la contamination. Mais sur ce point, je constate une amélioration. Une quarantaine de pays disposent désormais d’un centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) relié au CDC-Africa de l’Union africaine (UA), qui centralise les données et coordonne la riposte. Nous sommes pleinement mobilisés pour gérer le pire au mieux si le pire arrive

Je reste toutefois préoccupé par certaines régions comme le Sahel. Je redoute que le Covid-19 aggrave des situations d’insécurité alimentaire renforcées par la crise sécuritaire qui dévaste une agriculture exposée aux risques d’invasions de criquets pèlerins. Cela peut provoquer une catastrophe, d’autant que les appareils d’Etat ont été usés et fragilisés par le contexte sécuritaire.

La coordination des réponses à l’échelle continentale semble encore difficile à mettre en place…

« Fermer les frontières n’a pas de sens, cela provoque des hausses non maîtrisées des prix des produits agricoles. »

Chaque pays a en effet tendance à mettre en œuvre sa propre réponse. Or il ne faut pas de repli national, car cela empirerait la situation et la capacité de riposte, qui doit être régionale et continentale. Nous y réfléchissons avec les Etats, les organisations régionales et la communauté d’experts. Les mesures de fermeture de frontières n’ont absolument pas de sens et provoquent notamment des hausses non maîtrisées des prix des produits agricoles, ce qui risque de provoquer des dégâts sur les plans alimentaire et sanitaire.

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Nous avons donc mis au point des systèmes de réserves alimentaires régionales et, dans une dizaine de pays identifiés, nous préparons un processus de production de masques de protection. Nous misons sur des pays disposant d’une industrie textile que nous mobilisons pour cette urgence. Afin de faciliter cette reconversion et augmenter la capacité de production d’unités industrielles ou de PME, nous allons faciliter l’accès au crédit, ce qui n’est pas très compliqué. Car la demande existe tant de la part du secteur public que du secteur privé.

Quid des essais cliniques visant à tester l’efficacité d’un vaccin potentiel contre le Covid-19 ?

L’Afrique n’est pas un laboratoire pour les expérimentations scientifiques douteuses. Le scandale provoqué par les propos inacceptables tenus par des chercheurs français [sur LCI le 1er avril] nous rappelle combien il faut être vigilant. Contrairement à ce que semblent penser ces médecins, l’Afrique n’est pas et ne sera jamais un terrain d’essai, ni pour eux ni pour d’autres.

Avec le CDC-Africa, nous coordonnons les essais sur le continent en veillant à ce que les protocoles soient strictement respectés et s’adaptent aux réalités locales. L’Agence africaine de médicaments sera bientôt opérationnelle et renforcera notre dispositif, qui intègre aussi l’OMS et les ministères de la santé des Etats membres. C’est dans notre intérêt de collaborer, sur le plan international, avec tous les CDC du monde pour contribuer au développement d’un vaccin. L’Afrique peut jouer un rôle, mais qu’elle aura elle-même décidé de jouer.

Comment composez-vous entre une situation d’urgence et les fragilités de certains Etats africains aux systèmes de santé défaillants ?

« Je crois que cette crise précipite une profonde remise en question du rôle des appareils d’Etat. »

La plupart des Etats ont enregistré de bonnes croissances économiques ces dernières années, qui n’ont toutefois pas été inclusives : elles n’ont ni créé de l’emploi ni favorisé une industrialisation ou une diversification. Certains pays exportateurs de matières premières se sont même considérablement endettés. Or la croissance économique n’a de sens que si elle favorise un développement du capital humain. Elle est devenue une sorte de bulle qui est en train de se dégonfler toute seule pour laisser apparaître les failles des Etats, notamment en matière de santé.

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Je crois que cette crise précipite une profonde remise en question du rôle des appareils d’Etat, dont les experts avaient jusque-là le monopole du savoir et de l’action collective. Soudain, ils admettent leur ignorance et n’ont d’autre choix que de reconnaître leurs limites en matière de réponse à l’épidémie, mais aussi en termes de développement.

Envisagez-vous aussi le Covid-19 comme un « virus politique » ?

Pour nous, c’est d’abord une urgence sanitaire, humanitaire, économique… Mais je crois que l’Etat risque de sortir encore un peu plus fragilisé par le Covid-19, qui révèle ses failles et ses faiblesses. Il ne peut que devenir plus humble et revisiter son fonctionnement institutionnel pour être un jour capable de soigner ou sauver sa population. Or ce n’est pas le cas aujourd’hui. Le Covid-19 bouleverse aussi les autres acteurs politiques. Comme les partis, qui doivent se réinventer pour ne plus se contenter de critiquer ou d’accompagner le pouvoir en place.

A mon sens, il est plus que nécessaire de prendre ses distances avec l’Etat central pour mieux écouter et intégrer les communautés locales, les sociétés civiles, les chefferies traditionnelles… Au sortir de cette crise, il faudra entamer une profonde réflexion sur la gouvernance, l’intérêt général, le sens de l’Etat. Nous, en tant qu’agence de développement, nous devons nous adapter, réagir dans l’urgence et commencer à penser une nouvelle doctrine. Nos stratégies ne doivent plus s’appuyer autant sur l’Etat central, pour privilégier les communautés locales qui peuvent agir concrètement. On ne réfléchira sans doute pas le développement de la même manière après la crise.

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Source: Le Monde Afrique/Mis en Ligne: Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée

Tribune d'Afrique

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