Algérie – Droits des femmes : « les violences les plus fréquentes sont familiales et conjugales »

Créatrice du réseau Wassila de protection des femmes et de la section algérienne d’Amnesty International, Fadila Boumendjel-Chitour, professeur de médecine, témoigne.

Militante de longue date de la cause des femmes, Fadila Boumendjel-Chitour a accepté d’évoquer, dans cet entretien, la violence extrême dont font l’objet les femmes en Algérie.

Le Point Afrique : En Algérie, une loi contre les violences faites aux femmes est entrée en vigueur en 2016. A-t-elle amélioré le quotidien de ces femmes ?

Fadila Boumendjel-Chitour : Quand on est optimiste et qu’on ne veut pas perdre totalement espoir, on dit que nous n’avons pas assez de recul pour voir les bienfaits de l’application de cette loi dont nous avons salué l’existence. C’est la première fois que le législateur algérien mettait de l’ordre et punissait la violence dans le domaine privé. C’est la première fois aussi que la violence conjugale est condamnée et sanctionnée. Donc il ne faut pas en diminuer la portée politique et le signal fort et important qu’elle a donné. D’ailleurs, je pense que c’est le combat des militantes féministes qui a été un peu à l’origine de cette loi.

Malheureusement, quand on la situe dans le contexte évoqué plus haut, nous sommes loin d’être optimistes. Nous avons la clause du pardon, qui est très inquiétante et qui doit être supprimée. Le texte stipule que, si la victime pardonne à son agresseur, toute action judiciaire cesse. Nous aurions souhaité que la possibilité qu’il y ait ce pardon dans le cadre d’une relation de couple n’empêche pas la poursuite de l’action publique. Cela aurait été en cohérence avec la volonté du législateur de punir la violence dans le cadre privé. Nous avons déjà eu des cas de femmes qui étaient presque sommées de pardonner. Avec cette clause du pardon, cette loi pourrait être neutralisée et annihilée dans son application sur le terrain.

La société n’arrive-t-elle pas à accepter la femme qui porte plainte contre son père, son frère, son mari ?

Bien sûr ! Et les difficultés commencent au niveau de la victime elle-même avec le poids de l’éducation et du formatage de la famille, des institutions et de l’école sur elle. On conditionne cette femme pour avoir des scrupules et des réticences à dénoncer un homme de la famille ou le mari. Quand la femme a tout de même le courage de se déplacer au commissariat ou à la brigade de gendarmerie, des officiers et agents de sécurité prennent le relais de la famille pour essayer de la dissuader avec un discours moralisateur. On lui demande, par exemple, de comprendre la colère de son mari et on la rassure en lui disant qu’il ne recommencera plus. Il est rare que les commissariats de police ou les brigades de gendarmerie prennent sa déposition et l’encouragent à établir un certificat médical descriptif pour des blessures volontaires.

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Après cette étape, le problème qui se pose est lié au certificat médical descriptif, notamment dans la mention de l’incapacité temporaire de travail. Elle est rarement appréciée à sa juste mesure, ce qui minorise la qualification de la peine. En Algérie, seul un certificat d’incapacité temporaire de travail de 15 jours permet à la qualification de délit ou de crime. Parfois, ces certificats sont mal rédigés ou ne rendent pas compte des conséquences psychologiques. Vient ensuite l’appareil judiciaire. Il faut que cette femme puisse payer les frais d’un huissier, de la requête et de l’avocat.

On dit souvent que les femmes ne connaissent pas leurs droits. Je peux vous dire qu’elles les connaissent parfaitement. Mais elles ont intériorisé à quel point les obstacles sont multiples, les difficultés immenses et les chances d’aboutir minimes, ne serait-ce que parce qu’elles savent l’inégalité qui est imprimée dans le Code de la famille. Ce texte est terriblement inégalitaire en matière de divorce. C’est pour cela qu’elles renoncent le plus souvent à l’action judiciaire.

Des acteurs de la société civile, dont des militantes des droits de la femme, parlent d’une montée de l’intolérance au sein de la société au cours de ces dernières années. Partagez-vous cette opinion ?

Depuis l’indépendance, il y a eu des efforts énormes en matière de santé et d’éducation. Cet accès des garçons et particulièrement des filles à l’éducation a fait sortir ces dernières de l’espace privé où elles étaient confinées. On a alors assisté à des changements très rapides. Évidemment, cette visibilité des femmes dans l’espace public a engendré des résistances énormes. Donc cette montée de ce que vous appelez intolérance, car, pour moi, il s’agit d’un euphémisme, n’est pas aussi récente, à mon avis. Elle évolue même en parallèle avec les changements dans l’éducation et le statut des femmes.

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Nous avons vécu le terrorisme islamiste violent durant une dizaine d’années au cours desquelles les femmes ont été transformées en esclaves sexuelles et domestiques. Aujourd’hui, ce terrorisme islamiste violent a été vaincu, mais il a laissé des traces dans la société. On est pris dans une espèce de religiosité dont les principales victimes sont les femmes. Les hommes sont paniqués par la visibilité des femmes et la perte de pouvoir sur elles. Ces dernières sont désormais des acteurs économiques dans les familles.Quelquefois, ce sont elles qui sont les véritables chefs de famille. Cela fait trembler le pouvoir masculin. Donc les hommes font des efforts pour survivre à cet ébranlement à travers la violence. C’est pour cela que cette violence est aussi généralisée, multiforme, et qu’elle prend parfois des degrés extrêmes.

En février 2018, une jeune comédienne a été menacée par un inconnu au sein de son domicile. Elle a évoqué dans plusieurs témoignages le harcèlement dont elle fait l’objet chaque jour. Qu’est-ce que ce cas révèle ?

À mon avis, ce cas révèle la situation de l’ensemble des femmes en Algérie et dans toutes les sociétés patriarcales à travers le monde. Dans ces constructions sociales, les hommes considèrent qu’ils ont un droit de violence sur les femmes. Ils estiment que leur corps et leur honneur leur appartiennent. À partir de ce moment, on voit déferler toutes sortes de violences contre elles. À travers notre expérience au réseau Wassila, nous constatons malheureusement que les violences les plus fréquentes sont familiales et conjugales. Elles représentent 80 % des violences aussi bien morales, économiques que physiques. Évidemment, les homicides font partie de cette liste effroyable. Nous remarquons également, et cela nous inquiète particulièrement, que les violences extrêmes s’apparentent parfois à de véritables tortures. En matière de violences conjugales, nous avons eu à traiter dans les années précédentes des cas d’électrocution, de strangulation, de brûlures, d’utilisation d’armes pour menacer. Nous sommes frappés par l’extrême variété des violences et leur degré.

Concernant le cas de la jeune comédienne, elle semble avoir été épargnée, heureusement, de la violence physique. Mais elle a été victime d’une violence qui n’est pas ordinaire. On s’est attaqué à elle pour la dissuader d’exercer une activité considérée comme déshonorante et inacceptable dans une société qui se veut gardienne des bonnes mœurs. Des personnes qui s’érigent en policiers des mœurs ont suivi le mode opératoire habituel pour la terroriser.

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Un projet de loi sur la santé propose notamment d’élargir le champ de l’interruption thérapeutique de grossesse. Est-ce une avancée ?

Absolument ! Je trouve très important qu’un texte pareil existe. Auparavant, on ne faisait allusion à l’interruption thérapeutique de grossesse que lorsque la vie de la maman était en danger. Aujourd’hui, ce projet de loi donne des indications sur l’interruption thérapeutique de grossesse qui concernent très clairement la santé physique et mentale de la femme. Cela étant dit, il ne faut pas oublier le contexte marqué par la régression et l’intolérance qui paralyse les professionnels de la santé. Je ne suis pas certaine que nous assisterions, assez rapidement, à une application de ces dispositions si le texte venait à être adopté. Aujourd’hui, nous rencontrons même des difficultés à faire appliquer ce que l’on appelle la contraception définitive pour une femme qui souffre d’une maladie cardiaque ou d’un cancer du sein. Il est très difficile de lui obtenir un rendez-vous pour une intervention à temps dans de bonnes conditions à l’hôpital, et non dans des circuits qui peuvent être dangereux pour elle.

A-t-on une idée sur l’ampleur de la violence dont font l’objet les femmes en Algérie ?

Nous avons des chiffres à travers les appels téléphoniques au centre d’écoute. Au réseau Wassila, nous accueillons deux fois par semaine des femmes. Nous recevons entre 100 et 150 nouveaux cas par an. Évidemment, ce n’est absolument pas le reflet de la réalité. Et, quand bien même les chiffres les plus fiables sont ceux des services de sécurité, ils restent tout à fait illusoires, c’est-à-dire qu’ils sont complètement en deçà de la réalité. Je crois que ce n’est pas en termes quantitatifs que la violence peut s’évaluer. Celle-ci est extrêmement fréquente. Ce qui me frappe le plus, ce sont les cas de ces femmes qui passent sans aucune transition de la violence au sein de la famille à la violence conjugale. Ces femmes vivent une espèce de continuum de la violence. Si j’avais une enquête à faire, ce serait sur le nombre de femmes qui n’ont pas subi de violences dans leur vie.

Source: Le Point Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée

Tribune d'Afrique

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