Projet d’expansion terroriste en Afrique de l’Ouest : résister à la distraction, à la dispersion et à la fragmentation

Les déclarations du patron de la DGSE française sur les projets d’expansion d’Al-Qaïda vers le Bénin et la Côte d’Ivoire ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà. Les pays ouest-africains doivent faire bloc et résister à la dispersion des efforts et des esprits.

Si le chef des services de renseignements extérieurs français souhaitait faire parler de lui, c’est réussi. S’il souhaitait attirer l’attention des décideurs politiques et des citoyens français sur l’incontestable utilité de l’institution qu’il dirige, ça l’est peut-être aussi. S’il voulait enfin susciter l’étonnement et un certain agacement des décideurs politiques, sécuritaires… et des responsables des agences de développement touristique des deux pays nommément cités, le Bénin et la Côte d’Ivoire, c’est indubitablement un succès.

Le 1er février, Bernard Émié, patron de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) française, annonçait que les chefs d’Al-Qaïda au Sahel avaient un « projet d’expansion vers les pays du golfe de Guinée », et citait le Bénin et la Côte d’Ivoire, où ce groupe aurait déjà disséminé des hommes.

De nombreuses alertes

La sortie de ce haut responsable français, lors d’un comité exécutif consacré à la lutte antiterroriste sur la base aérienne d’Orléans-Bricy, en présence de la ministre de la Défense, Florence Parly, et du chef d’état-major des armées, le général François Lecointre, étonne d’autant plus que le risque d’une expansion de groupes armés se réclamant du jihadisme du Sahel vers les pays côtiers ouest-africains fait l’objet de rapports, d’études, de discussions informelles et de réunions tout à fait publiques depuis au moins quatre ans.

La station balnéaire de Grand-Bassam en Côte d’Ivoire a été frappée par un attentat terroriste en mars 2016. Le parc naturel de la Pendjari, situé en territoire béninois, près de la frontière avec le Burkina Faso, a été le théâtre d’un enlèvement en mai 2020, qui a coûté la vie à un guide touristique béninois et à deux soldats français pendant l’opération militaire qui a suivi en territoire burkinabè.

Les analyses de l’Institut d’études de sécurité (ISS) et d’autres think tanks spécialisés alertent depuis des années sur le risque de contagion terroriste au sud des pays sahéliens et une institution régionale comme le Conseil de l’entente (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Niger et Togo) tente de mobiliser et de coordonner les efforts nationaux pour prévenir l’extrémisme violent – la formule consacrée – pendant que le G5 Sahel, l’Autorité du Liptako-Gourma et la Commission du bassin du lac Tchad tentent de réduire la violence terroriste.

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Il est vrai que le chef de la DGSE a apporté des éléments de preuve précis et spectaculaires, notamment une vidéo tournée au cœur d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmo), lors d’une réunion de ses principaux chefs, à en croire la restitution qui en a été faite par la presse française. Cela ne change rien au fait que le projet d’expansion des groupes jihadistes vers le sud n’est pas nouveau, et qu’à bien y réfléchir, cette expansion, qui équivaut de fait à une dispersion des acteurs de la violence, relève au moins autant d’une stratégie de survie que d’une volonté pour Aqmi, ou d’autres, d’étendre leur influence.

Une annonce stratégique ?

Depuis les interventions militaires française, africaine et onusienne en 2013 dans le nord du Mali, la survie des groupes jihadistes passe par la dispersion de leurs éléments partout où les conditions locales s’y prêtent, par le recrutement de nouveaux combattants et par la mobilisation de ressources pour alimenter la lutte armée. Le Burkina Faso, c’est certes encore le Sahel mais c’est déjà le sud du Mali… Et entre Kidal, dans le grand nord malien, et Kafolo, dans le nord de la Côte d’Ivoire, cible d’une attaque terroriste en juin 2020, une forme de descente vers le sud était déjà amorcée. Alors pourquoi de grandes déclarations maintenant sur le danger terroriste en Afrique de l’Ouest, au-delà et au-dessous du Sahel ?

LES INTERVENTIONS MILITAIRES EXTÉRIEURES NE SONT PAS UNE SOLUTION DURABLE

On ne peut penser qu’à deux hypothèses, toutes davantage liées au positionnement politique et stratégique français qu’à des évolutions nouvelles sur le terrain ouest-africain. Soit une volonté de la DGSE d’obtenir davantage de soutien et de ressources de ses autorités de tutelle, donc une affaire franco-française, soit un besoin anticipé de justification d’un réajustement des forces françaises en Afrique de l’Ouest, qui serait cohérent avec le discours en vogue d’une réduction de l’engagement militaire au Sahel.

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Le sommet du G5 Sahel à N’Djamena, où des annonces sont attendues dans ce sens, est prévu les 15 et 16 février prochains. Après la transition de l’opération Serval au Mali vers l’opération Barkhane dans cinq pays du Sahel, faut-il s’attendre au déploiement d’un nouveau dispositif militaire franco-européen dans l’espace sahélo-côtier ouest-africain ? En fait, les bases militaires en Côte d’Ivoire et au Sénégal font déjà partie du dispositif français au Sahel…

Barkhane dans l’impasse

Il n’y a aucun doute sur la gravité de la situation sécuritaire au Sahel et sur la vulnérabilité des pays situés plus au Sud face à une progression lente mais sûre des groupes armés, qu’ils soient jihadistes ou pas. Mais on sait aussi que les interventions militaires extérieures, quoique nécessaires à des moments critiques pour éviter le chaos et l’effondrement politique d’un État, ne représentent jamais une solution durable à des crises complexes et multidimensionnelles.

Il faut aussi ajouter qu’elles ne sont jamais neutres et ne peuvent être perçues comme telles, notamment lorsque l’acteur extérieur dominant est l’ancienne puissance colonisatrice qui entretient une présence militaire en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale et à Djibouti depuis des décennies. Les citoyens ouest-africains qui se posent des questions sur les nouvelles intentions des stratèges, des militaires et des services de renseignements français, ont donc quelques raisons d’être circonspects.

De nombreuses voix dénoncent depuis des mois ce qui serait l’échec de la force Barkhane au Sahel, une impasse dans la lutte contre les groupes armés dans la région et la dispersion de la violence dans un espace de plus en plus vaste. Ce débat n’est pas sans intérêt mais le prix le plus élevé de l’échec d’une intervention militaire extérieure, ce sont ceux qui vivent dans les zones qui n’auront pas été pacifiées et qui auront même vu la violence s’étendre et prendre de nouvelles formes plus désastreuses qui le paient ou le paieront.

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Résister à la dispersion des efforts

Pour les citoyens des pays ouest-africains, sahéliens et non sahéliens, qui aimeraient tant être enfin écoutés par leurs gouvernants, l’impératif est de résister à la distraction permanente. Celle qui éloigne de la poursuite résolue, au quotidien, des efforts de construction des États et des ressources humaines civiles et militaires qui les animent. Celle qui empêche de penser, planifier, organiser et agir avec un minimum d’autonomie.

ON NE PEUT PAS ISOLER LES ÉVOLUTIONS SÉCURITAIRES DES PAYS DU SAHEL DE CELLES DE LEURS VOISINS CÔTIERS

Résister à la distraction des esprits. Résister à la dispersion des efforts. Résister à la fragmentation du continent. Dans une tribune publiée en 2017, j’estimais qu’accepter le détachement géopolitique progressif du Sahel de l’Afrique de l’Ouest pourrait être une erreur stratégique majeure et que les problèmes du Sahel sont ceux de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique avant d’être ceux de la France et de l’Europe.

Après avoir passé des années à prétendre que l’on pouvait isoler les évolutions sécuritaires, politiques, économiques et environnementales des pays du Sahel de celles de leurs voisins côtiers dont les régions septentrionales ont des allures sahéliennes, découvrira-t-on aujourd’hui, parce que le chef de la DGSE nous l’aura appris, que cela n’avait pas beaucoup de sens ?

Résister à la distraction, c’est la condition sine qua non pour éloigner le spectre d’une Afrique de l’Ouest écartelée, dans une dizaine d’années, entre des groupes armés criminels, des régimes autoritaires et corrompus ou/et à des armées étrangères aussi amicales qu’envahissantes.

Aucun citoyen malien n’aurait imaginé, même jusqu’en 2011, que son pays plongerait pendant dans une crise profonde et longue. Si cela devait arriver à n’importe lequel des pays ouest-africains encore stables et en paix au cours des prochaines années, ce serait une immense tragédie.

Source : Jeune Afrique/Mis en ligne : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée

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