Eric Ng Ping Cheun : « Il sera impossible de relancer l’économie mauricienne sans ouverture des frontières »

Eric Ng Ping Cheun, économiste mauricien

Frappée depuis trois semaines par une marée noire au large de sa côte sud-est après l’échouage du navire Wakashio, appartenant à une entreprise japonaise battant pavillon panaméen et transportant 3 800 tonnes d’huile lourde et 200 tonnes de diesel, l’île Maurice retient son souffle. Avec une économie déjà considérablement mise à mal par la pandémie de coronavirus combinée à plusieurs autres facteurs, l’avenir économique à court et moyen terme de l’île hyper attractive pour les investisseurs de la planète suscite de nombreuses interrogations. La Tribune Afrique en a adressées quelques-unes à l’économiste mauricien Eric Ng Ping Cheun…

La Tribune Afrique – Alors que l’île Maurice prépare depuis plus de deux mois sa relance économique, le pays vit le cauchemar d’une marée noire inattendue. Quel pourrait en être l’impact sur la situation économique déjà mise à mal par la pandémie ?

Eric Ng Ping Cheun – Tout dépend de la manière dont la situation va évoluer, si on arrive à contenir les dégâts … Tout dépend aussi de la date d’ouverture des frontières. Avec la marée noire, je ne pense pas que les frontières seront ouvertes le 1er septembre comme prévu. Mais une fois que ce sera fait, il faudra une stratégie marketing pour refaire l’image de l’île et revendre la destination. De nombreux touristes peuvent penser que toute l’île est affectée sur le plan écologique, alors que non. Cette marée noire affecte uniquement la côte sud-est mauricienne.

Sur le plan économique, la Covid-19 a eu un impact substantiel sur notre économie. Le PIB qui a atteint 498 milliards de roupies mauriciennes en 2019 selon les chiffres du ministère de l’Economie est parti pour se contracter de 13% en 2020. D’après les projections du ministère dans le cadre du budget 2020-2021, ce n’est qu’en 2022 qu’on dépassera la barre des 500 milliards de roupies mauriciennes. Malheureusement, j’estime que ce budget ne répond pas tellement aux problèmes immédiats.

Pour quelles raisons ? Rappelons que c’est un budget de 2,5 milliards de dollars qui servira entre autres, selon le ministère, à des changements structurels majeurs…

C’est un budget essentiellement concentré sur la construction. Or, la construction favorise la dépendance vis-à-vis des importations, notamment en matière d’équipements. En plus, les projections économiques avec lesquelles le pays travaille actuellement datent d’il y a deux mois. La marée noire a forcément le potentiel de compliquer la situation. Certes la fermeture des frontières fait qu’on ne ressent pas encore l’impact supplémentaire sur le tourisme. Mais ce secteur -qui représente 8% du PIB et jusqu’à environ 15% en y associant le para-hôtelier- est en berne depuis des mois, les exportations textiles tournent au ralenti. La fermeture des frontières impacte également le secteur de l’immobilier, parce que les acheteurs potentiels ne peuvent pas venir à Maurice pour conclure les accords d’achats. Globalement, les devises ne rentrent pas dans le pays. En tout état de cause, sans l’ouverture des frontières, il sera quasiment impossible -en tout cas très difficile- de relancer l’économie mauricienne. Il n’y a pas de doute là-dessus. Tout l’enjeu est dans l’ouverture des frontières.

De plus, Maurice est frappé par une conjonction de facteurs : la Covid-19, l’inscription sur la liste noire de l’UE, des allégations de corruption liées au scandale des turbines à gaz, maintenant la marée noire et par-dessous tout, le budget qui alourdit la fiscalité mauricienne pour les entreprises… Tout cela mis ensemble représente d’énormes défis pour redresser l’économie.

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Justement, le Premier ministre, Pravind Jugnauth, s’est indigné début juin de l’inscription de Maurice sur la liste noire de l’UE, sachant que le pays est déjà sur la liste grise de l’OCDE…

En effet, sortir le pays de la liste grise de l’OCDE, pour espérer sortir de la liste noire de l’UE, est vraiment la priorité des priorités affichée par le gouvernement. Des lois sont en train d’être mises en place dans ce sens. Tout récemment, le secteur immobilier a été réglementé avec l’établissement d’une autorité. Car, jusqu’à présent à Maurice, tout le monde peut se déclarer agent immobilier. Le nouveau règlement vient mettre de l’ordre dans tout cela. Ce sont clairement des actions qui visent à prouver la volonté du gouvernement à combattre le blanchiment d’argent.

Au regard des réalités auxquelles sont confrontées notre économie, je ne crois pas que nous pourrions effectivement sortir de la liste noire de l’UE en octobre. De façon optimiste, ce sera peut-être en février ou mars de l’année prochaine. Mais rien n’est certain.

L’orientation fiscale du budget 2020-2021 fait débat, notamment chez les entreprises qui vont être soumises à de nouvelles règles contraignantes avec entre autres la contribution sociale généralisée (CSG)… Comment analysez-vous cette nouvelle stratégie?

L’île Maurice disposant de deux régimes fiscaux (une domestique et une offshore, cette dernière permettant aux entreprises offshore d’être soumises à un régime souple), c’est surtout l’orientation donnée à la fiscalité domestique qui pose problème.

Le gouvernement avait d’abord voulu imposer dans ce budget une taxe sur le chiffre d’affaires des sociétés de plus de 500 millions de roupies, qui n’est finalement pas passée. Mais la CSG désormais actée est applicable aux salaires mensuels de moins de 50 000 roupies à hauteur de 1,5% pour l’employé et 3% pour l’employeur, ainsi qu’aux salaires de plus de 50 000 roupies à hauteur de 3% pour l’employé et 6% pour l’employeur. L’introduction de cette taxe pèsera sur les entreprises, d’autant qu’elle s’applique même aux professions libérales. Il y a aussi la taxe de solidarité qui était appliquée aux professionnels ayant des revenus de plus de 3,5 millions de roupies par an. Cette taxe est passée de 5% à 25% et le seuil a été réduit à 3 millions de roupies par an.

C’est dire que les professions libérales, les investisseurs étrangers et les expatriés qui viennent travailler à Maurice, devront non seulement payer davantage sur la taxe de solidarité, mais aussi la CSG jusqu’à 6%. En plus de tout cela, on veut introduire pour les entreprises un fonds de pension pour les employés qui quittent l’entreprise auquel cette dernière doit contribuer à hauteur de 4,5% du salaire de l’employé. Tout cela arrive en même temps et évidement envoie un mauvais signal sur le plan fiscal. Même si le taux de l’IS reste de 15%, mais ce n’est pas énorme par rapport aux économies concurrentes. Plusieurs pays d’Asie notamment ont des taux similaires.

Plusieurs pays africains, dont le Sénégal récemment, renégocient leurs accords fiscaux avec Maurice. Or ceux-ci ont permis à l’île d’entretenir une fiscalité ultra-avantageuse pendant longtemps et qui a été lucrative. Pourrait-on associer ces renégociations aux divers motifs de la nouvelle stratégie fiscale domestique de Port-Louis ?

Pour ce qui est de la renégociation des accords, Maurice comprend que les autres pays africains veuillent ne pas trop perdre en termes de revenus fiscaux. Donc la renégociation se fait.

Cependant, la Covid a contraint le gouvernement à exécuter d’importants plans de soutien, notamment pour indemniser le chômage partiel, … Certes nous pensions que le don de 60 milliards de roupies de la Banque centrale aurait permis d’éviter un alourdissement de la fiscalité domestique. Mais, je reviens à la conjonction de facteurs évoquée plus haut. Il faut noter que nous sommes également dans un contexte de hausse de l’endettement public (80% du PIB au 30 juin 2020), de dépréciation de la roupie de plus de 26% par rapport au dollar et l’euro… Ce sont autant de facteurs, en plus de ceux déjà évoqués, qui peuvent pousser l’Etat à vouloir redynamiser ses recettes dans un contexte de crise.

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Maurice est devenu pour la première fois en juin le deuxième pays africain classé par la Banque mondiale parmi les pays à revenu élevé, après les Seychelles. Que vous inspire cela au regard de la situation actuelle de l’île ?

Tout d’abord, il est important de noter que ce classement est provisoire. En outre, la forte contraction du PIB en 2020 (13%), jumelée à la forte dépréciation de la roupie par rapport au dollar font que ce classement a de faible chances de s’inscrire sur le long terme. Même la Banque mondiale estime qu’on pourrait probablement basculer l’année prochaine dans la catégorie des pays à revenu intermédiaire supérieur.

Néanmoins je tiens à relever que dans sa méthodologie, la Banque mondiale calcule le taux de change (roupie/dollar) d’une manière assez particulière. L’institution prend en considération le taux de change et la moyenne des trois dernières années en tenant compte du différentiel d’inflation entre Maurice et les Etats-Unis. Je crois qu’ils ont pris un taux de change du dollar américain de l’ordre 34,80 roupies, alors que nous savons tous que cette année, le dollar a atteint les 40 roupies et même l’année dernière le dollar était à 36 roupies.

De toutes les façons, ce n’est qu’un seuil. Nous sommes est à peine au-dessus de la catégorie des pays à revenus intermédiaires supérieurs. Cela ne veut donc pas dire que nous sommes un pays développé. Il faut admettre que le pays se modernise et nous sommes plutôt bien situés au niveau des indicateurs socio-économiques et humains. Seulement nous n’arrivons pas à faire un saut quantitatif et qualitatif en termes d’innovation. Pour devenir un pays développé, il faut que nous progressions par l’innovation.

L’économie mauricienne reste peu diversifiée. Dans le contexte actuel, peut-on dire que l’île est l’un des plus grands perdants de cette crise en Afrique ?

Déjà, il est clairement établi que les pays du monde entier connaissent une forte contraction économique en raison de cette crise. Au niveau de l’Afrique, je pense que l’île Maurice sera en effet, dans une certaine mesure, parmi les plus grands perdants. Nous sommes plus jeunes et que nous avons toujours été une économie fortement dépendantes des échanges de biens et services ainsi que de la mobilité (mouvements des capitaux et des personnes).

S’il arrive une deuxième vague de Covid-19, nous serons encore plus affectés économiquement, peut-être beaucoup plus que certains pays africains. Le textile est l’un des secteurs clés sur lequel on tient bon pour l’instant. Mais s’il y a une deuxième vaque de Covid-19, la demande va baisser, particulièrement en provenance de l’Europe. Nous avons un tant soit peu tenu le coup jusqu’ici parce que le gouvernement au travers de la Banque centrale injecte beaucoup de fonds. Mais le soutien de l’Etat a des limites. Je pense que l’Etat pourra mettre la main à la poche jusqu’à fin 2020, mais après il faudra que le secteur de privé se débrouille autrement.

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Evidemment la question de l’ouverture des frontières se posera rapidement. En tout état de cause, la situation n’est pas aisée pour Maurice. Avec la marée noire, le défi est désormais plus grand.

Quelles pistes s’offrent à l’île pour trouver d’autres leviers de croissance, sachant qu’en plus de tous les facteurs déjà cités, la fragilité de l’aérien due notamment aux difficultés d’Air Mauritius pourrait davantage affecter la relance par le tourisme ?

Je pense que la diversification se fera dans les services, les TIC, mais aussi l’industrie pharmaceutique, le tourisme médical et l’exploitation des minéraux de mer. On parlait depuis plusieurs années de l’Etat océanique, c’est peut-être l’occasion de concrétiser ce projet. Parallèlement, je pense qu’il faut consolider les secteurs traditionnels. On pourrait davantage orienter l’offre touristique vers le haut de gamme. Le Covid représente peut-être une opportunité pour s’éloigner du tourisme de masse et cela implique forcément la mise en place d’une politique aérienne intelligente. Et c’est vrai qu’avec la situation d’Air Mauritius, il va falloir sérieusement travailler sur ce dossier.

En ce qui concerne le textile, on pourrait se diriger vers plus de produits à valeur ajoutée. Une coopération stratégique avec Madagascar et les pays de l’Est du continent est à explorer. Maurice se concentrait sur le fil et le tissu, les autres pays se focaliseraient sur l’habillement. On est bien sur les services financiers. Il y a également beaucoup de potentiel au niveau des TIC. Le secteur génère à présent environ 20 000 emplois, une croissance de 5 à 6% et Maurice essaie de développer son expertise dans le service de conseil. A côté de tout cela, il faut développer des compétences, surtout au niveau local.

Si Maurice durcit sa fiscalité, l’île attirera-t-elle encore autant les investisseurs ?

Tout d’abord, je crois personnellement qu’il n’est pas juste de qualifier l’île Maurice de paradis fiscal. Une destination d’investissement est considérée comme un paradis fiscal lorsque le taux d’imposition est de zéro. Ce n’est pas le cas à Maurice. Le taux de 3% est très faible, je l’admets, mais ce n’est quand même pas zéro. Evidemment si on alourdit le taux d’imposition dans l’offshore, je pense qu’on peut toujours gérer la situation, mais il faudra jouer sur d’autres atouts comme la stabilité politique, l’infrastructure financière… Il faudra aussi tenir compte des entités comme les banques qui sont soumises à deux régimes fiscaux. Alourdir la fiscalité domestique risquerait d’altérer leur engouement. A terme, il faudra explorer la possibilité d’une intégration des deux régimes.

Je ne sais si l’alourdissement du taux à 6% ou 7% permettra à Maurice ne sera plus être perçu comme un paradis fiscal. Mais je crois que le plus important pour l’OCDE ou l’UE est la coopération, l’échange d’informations entre les régulateurs. Au-delà, un pays doit jouir de sa souveraineté fiscale. L’UE sait très bien qu’elle ne peut pas intervenir dans la politique fiscale d’un pays souverain. Nous sommes un pays en développement, nous avons besoin de capitaux. Après, l’enjeu est institutionnel à mon avis. Il nous faut des institutions efficaces pour combattre le financement du terrorisme …

Source: La Tribune Afrique /Mis en ligne :Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée

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