Au Maroc, les accords de libre-échange ressurgissent dans le débat public

Le Maroc est lié à une cinquantaine de pays par des accords de libre-échange, conclus pour la plupart dans les années 2000. De la part de bords différents, leur bilan est contesté, et le ministre de l’Industrie et du Commerce a donc rassuré en déclarant publiquement être prêt à reconsidérer certains accords.

« Pourquoi signons-nous des accords de libre-échange avec la Turquie, dont la population est totalement alphabétisée ? Comment tenir la concurrence ? » L’ancien ministre des Finances et économiste Mohamed Berrada posait cette question à Jeune Afrique il y a quelques semaines.

Depuis plusieurs années, les critiques à l’égard des nombreux accords de libre-échange (ALE) signés par le Maroc se font plus audibles. Et depuis la déclaration, le 19 novembre, devant la Chambre des conseillers, du ministre de l’Industrie et du Commerce Moulay Hafid Elalamy (MHE), la presse nationale se perd en conjectures, pariant sur une possible rupture de l’accord de libre-échange entre Rabat et Ankara. MHE n’a en fait pas précisé à quel accord il pensait : « Nous devons reconsidérer certains d’entre eux… Les ALE qui nuisent au Maroc seront dénoncés. »

Depuis les premiers accords signés dans les années 1990, le royaume est lié à de nombreux pays par des ALE : à la Turquie, aux États-Unis, aux nations membres de l’Union européenne, mais aussi à 18 pays de la Ligue arabe. Ils ont pour la plupart été conclus entre 2000 et 2007.

Le Maroc craint d’être perdant dans les accords de libre-échange qu’il signe

Les critiques à l’égard de la politique d’ALE sont régulières et se ressemblent : ces derniers entraîneraient la perte de recettes douanières et fiscales et restreindraient les exportations marocaines. Le Maroc exporte le plus souvent des produits primaires et manufacturés à faible valeur ajoutée et importe des produits à haute valeur ajoutée, les termes des échanges étant globalement dégradés.

LE DÉFICIT AVEC L’UNION EUROPÉENNE EST DE LOIN LE PLUS IMPORTANT

Selon l’association Attac Maroc, « le déficit commercial dans le cadre des accords de libre-échange représente en moyenne 35 % du déficit commercial global entre 2008 et 2013. Le déficit avec l’Union européenne est de loin le plus important : il représente à lui seul 28 % du total. » À gauche, certains regrettent aussi une accentuation de la dépendance, notamment alimentaire.

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Le Maroc est l'un des principaux importateurs de blé en Afrique.

Mais la gauche n’est pas la seule à s’inquiéter des conséquences des ALE. C’est d’ailleurs la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), principal syndicat patronal, qui a interpellé MHE à la Chambre des conseillers.

Le patronat volontiers protectionniste ?

Depuis plusieurs années, à l’Association marocaine du textile et de l’habillement (AMITH), on entend des voix sceptiques à propos de l’accord conclu avec la Turquie. Selon certains, les pertes d’emplois dans le secteur (119 000 postes fermés entre 2008 et 2014, selon le Haut-commissariat au plan), sont en partie dues  à l’accord liant les deux pays. Tous produits confondus, le Maroc a exporté en 2018 vers la Turquie pour environ 5,5 milliards de dirhams, la valeur des importations étant elle de 21,5 milliards la même année selon l’Office des changes.

LES CONSÉQUENCES SONT BIEN LÀ : AGGRAVATION DU DÉFICIT COMMERCIAL, PERTES D’EMPLOIS, FRAGILISATION DE PLUSIEURS FILIÈRES

Du côté d’un certain nombre d’entrepreneurs, on ne cache donc pas son soulagement après la déclaration de MHE, qui avait déjà essayé de rassurer le patronat à ce sujet lors de l’université d’été de la CGEM en septembre dernier. « On est tous conscients aujourd’hui que l’ensemble des ALE conclus par le Maroc ont favorisé nos importations au détriment de nos exportations. Les conséquences sont bien là : aggravation du déficit commercial, pertes d’emplois, fragilisation de plusieurs filières… », explique Hassan Sentissi, président de l’Association marocaine des exportateurs (Asmex).

Hassan Sentissi El Idrissi, président de l'Asmex

Pour Sentissi, la prise de position du ministre va dans le bon sens, et dans le sens des évolutions légales : « Dans la nouvelle loi sur le commerce extérieur, il y a une obligation légale d’associer le secteur privé dans la négociation des ALE et l’obligation de faire des études d’impact avant la signature d’un accord. »

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L’Aleca de nouveau sur la table ?

Les ALE trouvent bien sûr leurs défenseurs, favorables à une politique d’ouverture de l’économie (le taux d’ouverture de l’économie marocaine étant déjà supérieur à celui de pays comme la Turquie ou l’Argentine). Non seulement les ALE ont entraîné une hausse claire des IDE (avec environ 36 milliards de dirhams en 2018, le Maroc est un des principaux destinataires des IDE en Afrique), mais en plus, le récent renouvellement du tissu industriel (les secteurs de l’automobile, de l’aéronautique) pourrait épouser la politique d’ouverture marocaine.

La déclaration de MHE arrive peu de temps après que l’Union européenne a rouvert les négociations avec le Maroc pour l’Aleca (accord de libre-échange complet et approfondi). En 2013 et 2014, c’étaient notamment des professionnels du secteur de la santé qui tiraient la sonnette d’alarme à ce sujet : l’accord en négociation comprenait des dispositions en matière de propriété intellectuelle et de brevets à même de restreindre l’accès des Marocains aux médicaments génériques, souvent moins chers, au profit des industriels du secteur pharmaceutique européen.

À l’instar d’Attac Maroc, des spécialistes des questions de santé publiques posaient déjà la question : pourquoi des accords si sensibles restent négociés dans une si grande discrétion ?

Source: Jeune Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée

Tribune d'Afrique

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